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KORSAKOFF.des maladies de la mémoire

poussait un cri et tout de suite après il assurait qu’il n’avait pas éprouvé de douleur. Il faut s’étonner du peu de temps qu’il faut pour faire disparaître les impressions ! Ce même malade, en lisant le journal, pouvait relire deux fois de suite la même ligne comme quelque chose de nouveau ; parfois ses yeux tombaient sur quelque chose d’intéressant, de piquant ; il le lisait à sa mère en riant, il quittait des yeux ce passage pour un moment et lorsque ses regards retombaient de nouveau sur la ligne il la relisait en disant : « Écoute donc, maman », et cela pouvait se répéter bien des fois. Un malade, pendant une séance d’électricité de dix minutes, me répéta au moins cinq fois qu’il avait toujours craint l’électricité et que, étant encore au gymnase, il avait toujours fui le cabinet de physique. Chaque fois qu’il me le répétait, il le disait comme quelque chose de nouveau en employant toujours la même phrase stéréotypée. Je savais d’avance que, lorsque je lui touchais la peau avec une électrode, il dirait : « Oh, cette électricité, j’en ai toujours eu peur », etc. En général ces malades répètent toujours les mêmes questions, les mêmes phrases. Il arrive ordinairement qu’une chose qui a provoqué une remarque du malade continue à provoquer la même remarque chaque fois qu’il la revoit. Ceux qui demeurent avec ces malades savent que ceux-ci peuvent répéter sans fin les même observations à propos d’une chose et qu’ils oublient complètement qu’ils les ont déjà dites.

C’est pourquoi si l’on cause longtemps avec un de ces malades, sa finesse et sa présence d’esprit qui frappent d’abord paraissent assez faibles ; on s’aperçoit : 1o que pour ses raisonnements le malade se sert d’un matériel ancien, accumulé depuis longtemps ; les impressions récentes n’entrent presque pour aucune part dans ses raisonnements ; 2o même de ce matériel ancien, le malade ne fait que des combinaisons routinières, des phrases apprises depuis longtemps ; 3o le cercle d’idées, dans lequel se meut l’intelligence du malade, devient très restreint, et, même dans ce cadre étroit, il ne se fait que des combinaisons uniformes.

Les malades de cette espèce sont très monotones : leurs raisonnements ne sont pas le produit d’un besoin intérieur, mais ils sont provoqués par des impressions extérieures : on leur parle, ils parlent aussi ; en voyant une chose, ils font une observation, mais sans y attacher aucun intérêt. D’une donnée quelconque, ils peuvent tirer une conclusion juste, ce qui explique comment ils peuvent assez bien jouer aux cartes et aux dames, lorsque la position des pièces sur le damier et les inscriptions faites sur la table aux cartes permettent au malade de juger de l’état de son jeu, sans recourir