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C’était encore l’art mnémonique dont la préoccupation l’avait absorbé dans ces œuvres. Il l’élargissait jusqu’à y comprendre la logique tout entière, et des vues, profondes pour le temps, sur cette théorie de l’association des idées qui a fait depuis une si belle fortune[1]. Comme l’a dit excellemment M. Tocco, ce qui fait le mérite de Bruno dans cette recherche, si souvent reprise, d’une méthode pour la « mémoire artificielle », c’est « qu’il ne se borne point à une construction pratique de la mnémotechnie, mais veut aussi découvrir les lois psychologiques, sur lesquelles cette construction se fonde[2] ». Il y a là, comme dans la théorie de la connaissance d’ailleurs nettement néoplatonicienne exposée par le De Umbris, des vues de précurseur. Et sans faire de Giordano, avec le même intempérant enthousiasme qu’un de ses critiques le plus prévenus, « le Pythagore et le Lucrèce de l’âge moderne », il est permis de regretter que personne ne les ait mises plus en lumière.

Lorsque nous lisons dans Bruno des phrases comme celle-ci : « In infinitum tendit imaginatio nostra, in æternum existendi[3] », et « Deus est monadum monas, nempe entium entitas[4] », lorsqu’il nous définit l’univers des phénomènes comme l’expression tangible et connaissable du monde idéal, « mundus ideatus », nous ne savons plus si ce disciple de Lulle est le dernier des grands scolastiques ou le précurseur de Spinoza et de Leibniz[5].

Un séjour à Zurich se place vers cette époque. Il convient de le mentionner, avec Berti, parce que Bruno y connut Raphaël Eglin, son élève, qui devait publier, pendant que le maître attendait son supplice, deux opuscules composés par lui à cette époque.

On s’expliquerait mal, si la témérité n’était l’ordinaire conséquence de l’enthousiasme intellectuel, comment Bruno put revenir en Italie, après avoir proclamé sa haine contre un pouvoir alors redoutable, d’autant plus cruel qu’il était presque anonyme dans ses arrêts, assez pénétré de sa force pour se proclamer infaillible, dans un temps où un pareil mot avait encore un sens.

Avant de résumer l’histoire tragique qui termina l’aventureuse existence de Giordano Bruno, il convient de marquer en deux mots la part des responsabilités en cette affaire. Il est ridicule, j’ai essayé de le prouver dans une autre étude, de prétendre absoudre Rome

  1. Je protesterai ici contre la manière barbare dont le livre d’ailleurs utile de Lévi défigure textes latins et noms propres (que ce soit de lieux ou de personnes).
  2. F. Tocco, p. 91. Op. cit.
  3. De Maximo, I, 13.
  4. Op. ital., passim, Bartholmess, II, 321 sq.
  5. « In multitudine monas, in monade multitudo. » De Triplice, p. 23.