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cette ivresse de la pensée et de la parole, une ingénue, une admirable ardeur pour le juste et le vrai[1]. Parfois, dans les spéculations métaphysiques, une phrase digne de Leibniz et presque formée de ses termes favoris, retient la pensée. Et ailleurs, ce même philosophe qui vient de nous dire : « Deus est monas[2] », trouvera les accents du moraliste de la Raison pratique pour louer « ces divines lois qui sont sculptées en notre cœur[3] ». Il n’y a là que des ébauches, mais les traits en sont admirables.

Toutefois ce penseur qui par son dessein de faire table rase du faux, de le « démolir en ses fondements[4] », annonce et prépare l’ère nouvelle, est encore engagé dans la méthode, imbu malgré lui de l’esprit du moyen âge. Comme Rabelais parle chemin faisant la langue de l’écolier limousin qu’il bafoue, Bruno marche parfois suivant les règles de la scolastique, et n’en répudie pas toujours les fatras qu’il hait et qu’il raille. Le Spaccio entre autres est une pénible allégorie, semée d’éclatantes pages, mais encombrée, mais laborieuse, d’une imagination outrée et froide tout ensemble.

La Cabala del Cavallo Pegaseo e l’asino Cillenico est aussi de ces satires un peu trop faites pour l’École et qui mériteraient souvent d’être rangées dans la fameuse bibliothèque de Saint-Victor. C’est un éloge ironique des vertus de l’ignorance et de l’ânerie considérées comme moyen de salut. « Efforcez-vous, efforcez-vous d’être ânes, vous qui êtes hommes. » « Abêtissez-vous », répondra Pascal.

Tout cela mêlé de personnages où l’on trouve à la fois les masques de la comédie italienne, le pédant, entre autres, à côté d’un Corybante et d’un âne évidemment pris au magicien Apulée.

Les Eroici Furori terminent la série des œuvres publiées en Angleterre. Mélange de vers et de prose, espèce de vita nuova que raconte le philosophe en exposant la philosophie, c’est dans l’œuvre de Giordano un livre capital. L’évolution que M. Felice Tocco a parfaitement marquée, et qui mène la pensée de Bruno des écrits tout imprégnés de la doctrine de Raymond Lulle à ceux où ses propres idées se développent sans encore quitter les vestiges du maître et son formalisme, pour s’élever ensuite à l’exposition critique et enfin à l’édification théorique d’un original système, cette marche d’un esprit divers et tourmenté, mais éclairé par le même désir et tendant au même but, tout ce progrès enfin s’affirme dans ce livre et y marque une décisive étape. Il y a plus à tirer, au point de vue étroi-

  1. Discours de Jupiter dans le Spaccio.
  2. De Minimo, etc.
  3. Op. ital., II, 13 et 9.
  4. De Minimo.