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le mont Cenis. Chemin faisant, il avait enseigné. Il enseignait toujours et partout. Il avait aussi renoué d’anciennes camaraderies formées à l’université de Padoue, avec Philip Sidney par exemple, qui deviendra son protecteur en Angleterre. Son double caractère se marquait. Partout il cherche à s’appuyer sur les hommes, il a toujours ce besoin méridional de la sympathie et de la communication verbale. Et partout aussi il accumule les écrits divers, animés du même esprit, mais variés infiniment dans le style et dans la façon d’exposer, sinon dans le plan qui est chose assez étrangère à ce siècle, et à Bruno en particulier. Sa carrière est commencée. C’est vraiment celle d’un chevalier errant de la pensée. Elle en a les hasards, la grandeur généreuse, trop souvent aussi elle montre l’attristant spectacle de forces mal réglées, et qui se dispersent.

En Italie même, et dès ses premiers pas, il compose trois opuscules : la Sfera, les Signes du Temps, le Candelajo. Les deux premiers se sont perdus. Le troisième a dû de survivre, à ce hasard qu’il vit le jour à Paris. Comédie tout imprégnée de la vie napolitaine, cette bouffonnerie, probablement à double sens, échappe à l’analyse. En Italie même, le sens en est discuté, et jusqu’à celui du titre. Pamphlet en somme, assez confus, où grouille l’Italie d’alors, avec ses vices et ses travers bien pareils à ceux de l’Italie actuelle. Espèce de Ménippée manquée et qui fait admirer plus encore notre incomparable satire gauloise.

Il y avait, dans ce troublé et vivant seizième siècle, des étapes presque réglées d’avance pour les voyageurs de la doctrine, tels que Bruno. Genève était de ces villes où les oiseaux migrateurs de l’esprit allaient se poser. En l’année 1579, nous y voyons Giordano. Il a, « pour l’étude, délié sa poupe des rivages de la patrie ». Il « s’est confié à la haute mer, il livre ses voiles aux vents légers. Malheureux, il sillonne de ce bois si fragile les vastes étendues des flots ». « Il passe les monts, et les fleuves rapaces. Tout ! Car il veut boire à la source de sagesse afin d’appeler vers lui docteurs et maîtres… afin que lui échoie la gloire parmi le vulgaire, le souffle de la renommée, la faveur, l’applaudissement[1]. »

Il n’avait pas, comme on pourrait le croire, rompu avec l’Église catholique, puisque nous le trouvons, à Chambéry, logé chez les Frères Prêcheurs. Il s’en allait, comme un pèlerin du Tiers-Ordre de la pensée, encore à demi religieux par le costume, et toujours moine par le caractère et la fougue sermonnaire.

À Genève, Bruno se trouvait en contact avec la Réforme. Un converti, le marquis Galeazzo Caracciolo de Vico, ami de Carnesechi,

  1. De Mazimo, VIII, ch.  i.