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REVUE GÉNÉRALE.giordano bruno

passage par le professeur Morselli (p. 26). Je n’insisterais pas sur ces caractères de la critique italienne s’ils ne corrompaient l’esprit même des œuvres. Il convient de distinguer la vaste publication de M. Felice Tocco, sérieux apport à une étude complète de la doctrine de Bruno qui reste toujours à faire. Mais il est permis de regretter qu’une activité considérable de pensée et de travail se soit dispersée ailleurs, qui aurait été mieux employée à l’achèvement d’une bonne édition complète et critique, vrai monument dû au philosophe, et plus solide, sinon plus théâtral que celui du Campo dei Fiori.

Que nous importe en effet le plaidoyer institué en faveur du sémitisme par M. David Levi, à propos de Bruno ? Et qui donc convaincra ce gros livre où il y a de tout, quelquefois même de la philosophie ? Pourquoi nous intéresserions-nous à la réponse de M. Vincenzo de Giovanni, qui trouve l’Inquisition « un tribunal légal et compétent » ? Il est regrettable que le professeur Bellucci se soit borné à une rapide esquisse, car la bonne méthode apparaît dans ses quelques pages mieux que dans le fatras de tant d’autres. Essayons pourtant de dégager la physionomie vraie de l’apôtre nolain, parmi tant de phrases justement qualifiées par M. Bellucci de « phrases de comice agricole ».

I

Apôtre, Giordano Bruno le fut partout et avant tout. Il y avait en lui, défroqué ou non, un frère prêcheur parfois sublime, le plus souvent aventureux dans sa doctrine. Sa vie pourrait se résumer dans le titre d’un ouvrage de son contemporain Cardan : « Utilité qu’on peut tirer de la fortune adverse[1] ». Sa foi philosophique avait remplacé dans cette âme de feu l’autre croyance. Elle le soutint à travers la plus étrange suite de voyages, de déboires et d’aventures.

Il naquit dans la Grande-Grèce, cette terre du pythagorisme. D’abord moine, il s’attacha encore, lorsqu’il eut jeté la robe, à la plus religieuse des sectes antiques. Comme Paleario, cet autre pythagoricien, il voulut faire revivre les éléments spiritualistes de l’ancienne doctrine[2].

Il n’était pas homme à souffrir longtemps la contradiction de sa vie claustrale avec sa pensée intime, nourrie au fond de son cloître de Calabre et enflammée par les idées de la Renaissance. Il s’enfuit, vint à Gênes, à Turin, à Venise, à Milan, puis passa en Suisse par

  1. Hier. Cardani Mediolanensis medici de utilitate ex adversis capienda libri IV, Basileæ, 1561, in-8o de 1200 pages.
  2. Cf. Zeller, Hist. de la phil. gr., trad. Boutreux, I. 321.