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analyses. — ferneuil. Les principes de 1789.

en Montesquieu comme la première en Rousseau. À présent l’on se pique moins de déduire que d’observer, et les raisonnements ne sont admis qu’à titre de résumés des faits ; mais cette revanche du parti de l’expérience et de l’histoire sur le parti de la théorie et de la spéculation serait désastreuse si elle allait jusqu’à l’abdication de la raison devant l’autorité des précédents historiques. — D’autre part, après les doctrines dont il vient d’être parlé, la pierre d’achoppement la plus fatale que les principes de 1789 aient rencontrée sur leur chemin est l’Année terrible, et la défaite de la France a sonné l’ère de leur déclin. On a pu le comprendre alors, le succès obtenu par elles à la date de leur apparition était dû moins à leur mérite qu’à ce haut degré de gloire où plusieurs siècles d’heureuse politique et de monarchique splendeur avaient élevé notre patrie et avec elle tout ce qui émanait d’elle, écrits français, modes, lois et idées françaises, philosophes, tribuns, représentants français. Les hommes de 1789 ont à leur insu bénéficié de cet héritage aristocratique en le maudissant ; ils l’ont dissipé à leur profit et à nos dépens en se persuadant qu’ils le répudiaient. Ils anathématisaient l’esprit de conquête et en même temps dogmatisaient l’unité et l’indivisibilité de la patrie française, œuvre de conquêtes séculaires. Ils proclamaient l’égalité de tous les hommes, et, par le ton même de cette proclamation, ils ne s’apercevaient pas qu’ils affirmaient leur propre supériorité et la supposaient reconnue par le monde entier, ce qui était parfaitement vrai du reste. Leur enthousiasme égalitaire et révolutionnaire, qu’on a tant admiré, est inséparable de ce colossal orgueil qui en était la source inconsciente et qui, sur le front du moindre constituant, du dernier conventionnel, reflétait un rayon détaché du Roi-Soleil. Or, aussi longtemps que notre patrie a gardé son rang éminent parmi les nations, jusqu’à la veille de 1850, son prestige a défendu au dehors et au dedans son programme révolutionnaire. Mais, du jour où « son génie s’est voilé », l’éclipse de ses idées a commencé. Leur sort est donc lié au sien, et cela doit suffire à nous rendre indulgents pour elles.

Après tout, y a-t-il si loin des idées de 1789 à celles de 1889, et leur conciliation est-elle impossible ? D’abord, directement ou indirectement, celles-ci procèdent de celles-là. Notre socialisme d’État, qu’on dit contraire à l’individualisme d’il y a cent ans, est né de la centralisation politique dont la France a donné le premier grand exemple, et par laquelle la Constituante a consacré en la complétant l’œuvre de Colbert, sous l’empire précisément des idées individualistes en question. Quant à notre pessimisme et à notre scepticisme, ce n’est pas sans motif non plus qu’on peut les rattacher à l’optimisme et à l’enthousiasme de nos pères. Le déchaînement de beaucoup d’ambitions et de curiosités, qui sont des forces, mais le retranchement de beaucoup de respects et de résignations, qui sont des freins, de beaucoup d’illusions et de sécurités, qui sont des biens : voilà le bilan psychologique de la Révolution française. Et la plus chère, la plus vitale illusion qu’elle nous ait arrachée du cœur, après la foi en la raison, c’est la foi en la bonté