Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/326

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
316
revue philosophique

tent un intérêt particulier dans l’ordre d’idées que nous étudions ; c’est « l’inconnu » et le « moins connu » par comparaison avec le « mieux connu ». On peut donc, si l’on veut, en descendant l’échelle abstractive, ramener l’inconnaissable à l’une de ces deux variétés du connaissable. »

J’ai tâché de donner une idée des principales théories générales de M. de Roberty, je dois dire qu’on y trouve un grand nombre de théories accessoires, de remarques, de conceptions de détail ingénieuses, intéressantes, suggestives ou profondes. Peut-être la composition du livre n’est-elle pas assez rigoureuse et la direction des idées toujours suffisamment indiquée. Cela, joint à ce que le raisonnement abstrait y tient une très grande place, rendra, je le crains, difficile à réaliser le vœu de l’auteur qui déclare dans son avant-propos que son travail « s’adresse à tout le monde » et « prétend franchir le cercle étroit des penseurs de profession ». Mais je pense qu’il sera lu avec profit par tous ceux qui s’intéressent à la philosophie sérieuse. Il pourra, je l’espère, contribuer à dissiper certaines équivoques, il mérite d’avoir sa part d’influence sur l’évolution des idées.

Si d’ailleurs il aide ceux qui ont déjà des opinions plus ou moins rapprochées de celles de l’auteur à fortifier, à développer, à mieux coordonner leurs théories, je ne pense pas qu’il convertisse beaucoup d’adversaires, et c’est d’ailleurs en ces matières un but difficile à atteindre. Il est, à ce point de vue, insuffisamment développé et reste trop dans les abstractions ; l’abstraction à ce degré a, en général, peu de prise sur la conviction.

Que l’on songe surtout à ce que demande M. de Roberty ; il ne s’agit pas moins que de modifier l’esprit de l’homme, de lui faire comprendre qu’il est le jouet d’une illusion que des siècles ont formée, développée et maintenue ; il faut lui faire changer complètement l’orientation de son intelligence, modifier ses habitudes mentales, se placer à un point de vue nouveau. Tout cela est difficile, et l’on n’a pas même la consolation de retrouver, à certains égards, l’équivalent de ce qu’on quitte. Pour M. de Roberty, la vraie philosophie est la philosophie de l’avenir, celle que nous ignorons, dont on entrevoit à peine la nature et quelques conditions. Aux croyants qui pensent connaître l’inconnaissable, aux métaphysiciens qui pensent aussi le connaître, précisément au moins en tant qu’inconnaissable et même à quelques autres égards, on offre simplement de renoncer à ces croyances formées et qui satisfont leur esprit, et d’admettre simplement que l’inconnaissable ne peut même être connu en tant que tel — parce que notre ignorance à son égard peut être simplement provisoire et tenir à l’état actuel de notre savoir, et, sans doute aussi, de notre intelligence. On peut considérer à un certain point de vue la théorie de M. de Roberty comme le dernier mot de l’agnosticisme. L’inconnaissable, pour lui, se ramène à l’inconnu, mais il n’est pas téméraire de dire, si singulière que puisse paraître la phrase, que l’inconnu est moins connu que l’inconnaissable, le premier étant bien moins déterminé et bien plus variable.