Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/299

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
289
GUARDIA.philosophes espagnols

taire infranchissable aux idées. Les hommes officiels qui sollicitaient des places ne se souciaient pas de passer pour hétérodoxes, et encore moins pour suspects. Les suppôts des universités ambitionnaient de bonnes prébendes et de grasses sinécures : l’orthodoxie leur était une meilleure recommandation que le savoir ; un médecin juif doublé d’un philosophe pouvait bien étonner, éblouir les esprits éclairés ; il ne pouvait pas les attirer à sa doctrine, ayant construit son édifice sur les ruines de l’autorité. Nul ne l’avoua pour maître, nul ne reconnut en lui un chef d’école. Ni Juan Huarte, ni Oliva Sabuco, qui descendent de lui mentalement, ne le citent, ni ne font la moindre allusion à ses écrits. C’est pourtant de ces écrits, publiés en 1554 et en 1558, que se sont inspirés l’ingénieux médecin dont le livre remarquable parut pour la première fois en 1575, et la femme indépendante qui publia sa réforme de la médecine et de la philosophie en 1588. Les deux disciples ne diffèrent du maître, qu’ils n’osent pas avouer, que par la portée sociale de leurs écrits. L’un et l’autre signalent les vices de la société contemporaine, en appliquant les données de la science à la critique des institutions, en examinant les causes du désordre et de l’anarchie qui devaient précipiter la ruine de la nation.

Dès cette époque, le mal était profond et probablement incurable. C’est en 1589 que Pedro Simon Abril publiait son judicieux programme de la réforme des études secondaires et supérieures, avec l’autorité d’un humaniste, d’un critique et d’un publiciste dont le patriotisme surpassait encore le savoir. La réforme et l’hérésie se confondaient aux yeux des gardiens de l’orthodoxie. Sanchez, grammairien de génie, mourut sous la griffe de l’Inquisition pour avoir essayé d’appliquer la philologie à l’interprétation des livres saints. Avec l’auteur de la Minerve s’éteignit la vaillante phalange qui avait régénéré les grandes universités espagnoles. À la mort de Philippe II et à l’avènement de son fils, la vaste monarchie de Charles V n’était qu’un colosse aux pieds d’argile. La vie se retirait de cet immense corps, comme on peut le voir dans le saisissant tableau d’Alamos de Barrientos, le traducteur de Tacite, faussement attribué à son maître Antonio Perez.

La maladie consomptive qui minait l’Espagne durait depuis un siècle et demi, lorsque l’avènement de la dynastie française empêcha la catastrophe finale par des palliatifs dont l’effet a été de produire cette longue convalescence qu’on voit succéder aux cachexies consécutives à l’empoisonnement de toute l’économie par des miasmes délétères. À l’heure qu’il est, l’Espagne se ressent encore des suites de cette fièvre hectique et putride dont l’étiologie se réduit à trois