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n’avaient produit en Espagne l’effet qu’on en devait attendre. D’ailleurs, Vivès vécut trop peu et trop loin de l’Espagne pour avoir eu sur son pays natal l’influence extraordinaire qu’on lui attribue trop souvent. Quant à prétendre qu’il fut le précurseur et le modèle de Gomez Pereira, c’est là une thèse insoutenable.

Outre que son siège était fait depuis longtemps quand mourut Vivès, en 1540, le médecin-philosophe prisait peu l’école des humanistes de la Renaissance, qu’il tance vivement dans la personne d’Érasme, comparant cet habile homme à l’Athénien Alcibiade à cause du bien et du mal qu’il fit de son vivant. Le bien, chacun le sait, et Gomez Pereira le proclame, bien que sans prétentions de philologue et d’écrivain. Le mal est incontestable. Sous prétexte d’arracher les études à la barbarie, Erasme discrédita la scolastique et les exercices salutaires qui étaient jadis en usage dans les écoles ; il méprisa la logique, favorisa la rhétorique et l’art de bien dire ; et finalement il sépara les lettres des sciences, en recommandant surtout d’étudier les langues. C’est par là qu’il pécha gravement contre les progrès de l’esprit. En effet, remarque judicieusement notre auteur, les langues ne demandent que des efforts de la mémoire, au lieu que les sciences forment essentiellement la raison. Et là-dessus, il propose une réforme et un plan d’études qui prouvent qu’il était en avance de trois siècles sur le sien. Il se montre bien plus radical que Vivès et que Ramus, qui n’étaient point des réformateurs timides. Rien n’est plus vrai que l’excès de réaction de la Renaissance contre le Moyen Age. La philologie, l’érudition et l’admiration folle de l’antiquité retardèrent de bien près de deux siècles l’ouverture de l’ère scientifique. L’instruction dévia en devenant purement littéraire ; la rhétorique trompa la raison, et les belles harangues latines de Muret préludèrent à ces vains exercices que les Jésuites léguèrent à l’Université. Quiconque à mordu au fruit de la science sait à quoi s’en tenir sur la valeur réelle des purs lettrés et des littérateurs qui se condamnent au régime de l’eau claire. Proudhon, qui était brutal, prétendait qu’il y a plus d’éloquence dans un aphorisme d’Hippocrate ou dans une proposition d’Archimède que dans tous les romans de Mme Sand. Buffon, traitant du style, a montré d’où vient à l’écrivain de race l’expression claire, nette et juste de la pensée. Aussi, son discours académique n’est point du goût des rhéteurs qui enseignent à la jeunesse l’art de faire des phrases sonores et creuses. La corruption de la conscience, de l’esprit et du goût a perdu les lettres espagnoles. Une véritable pauvreté se cache sous les oripeaux de la langue. Rien de plus misérable que le jargon des auteurs qui ne craignent pas de