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GUARDIA.philosophes espagnols

pas avec les mêmes avantages. L’abstraction sans mélange accuse peut-être plus fortement la personnalité de la pensée, en donnant plus de relief aux traits de la physionomie de l’esprit ; mais en revanche, l’observation répétée, de laquelle se forme l’expérience, met l’observateur en contact incessant avec le réel et le concret et arrache le philosophe à cet éternel soliloque de la parole intérieure qui a produit de sublimes monologues, dont la philosophie a tiré, il faut bien le reconnaitre, plus de vanité que de profit. De là sans doute le discrédit de la métaphysique raffinée, alambiquée, sublimée, que beaucoup de philosophes très sensés considèrent comme un luxe parfaitement inutile. Et, de fait, nombre de métaphysiciens renommés, que l’usage traditionnel range parmi les philosophes, seraient bien mieux placés entre les poètes et les mystiques.

Gomez Pereira n’a rien de commun avec eux, malgré sa puissance d’analyse, sa vigueur dialectique et la souplesse de ses raisonnements subtils. C’est à ses connaissances étendues en physique et en médecine qu’il fut redevable de cette solidité d’esprit et de méthode qui l’arrachèrent aux graves niaiseries scolastiques et à cette brillante rhétorique des déclamateurs que les écoles virent fleurir à la place de la logique compromise et du syllogisme démodé.

Il faut reconstituer le milieu pour apprécier à sa juste valeur l’effort énergique de cette robuste intelligence, et le ferme caractère de celui qui conçut le dessein généreux et nourrit l’espoir chimérique de guérir les hommes de leurs préjugés. Ses professions de foi scientifique et morale abondent en illusions de ce genre, qui attestent la bonté de son cœur. C’est par cette sensibilité essentiellement humaine que les confidences de sa pensée diffèrent beaucoup des écrits de nombre de philosophes qui répandent bien plus de lumière que de chaleur. Aussi ne s’affranchit-il d’aucun de ces devoirs sociaux que la plupart des spéculatifs considèrent comme des corvées indignes des aristocrates de l’intelligence. Grand médecin et grand philosophe, il ne se crut pas pour cela au-dessus et en dehors de l’humanité. On pourrait lui appliquer justement ce qu’a dit Fontenelle de Claude Perrault, médecin-philosophe et habile architecte : « Quand on a bien du mérite, c’en est le comble que d’être fait comme les autres. » Sans fausse humilité, bien que conscient de sa force, Gomez Pereira sut être modeste sans effort, parce qu’il était naturellement bon. Son caractère se trahit ou se devine en maints endroits de ses écrits. Sa piété filiale éclate dès le frontispice de son premier ouvrage dont le titre est Antoniana Margarita, des deux prénoms de ses parents, Antoine et Marguerite, qu’il recommande ailleurs aux prières de ses lecteurs. Rien n’est plus