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l’intolérance n’y avait détruit la libre pensée. Depuis trois siècles, la flamme sacrée est éteinte, et rien ne fait pressentir qu’elle doive se rallumer. Ni la philosophie ni la science ne veulent reprendre, racine dans ce sol où elles ne demandaient qu’à grandir. Les rares fruits qu’elles y ont produits font regretter que l’arbre ait été sitôt déraciné sans laisser de rejeton. Mais le souvenir des initiateurs ne doit pas périr.

C’est par la médecine que la philosophie, durant sa courte apparition en Espagne, s’émancipa glorieusement, en secouant le joug pesant de l’autorité, imposé aux esprits par la tradition d’un enseignement détestable. Cet essai de réforme scientifique eut lieu sous les règnes de Charles-Quint et de Philippe II ; et s’il avorta, comme la réforme religieuse que tentèrent les protestants espagnols sous les mêmes princes, du moins servit-il à montrer de quoi était capable le génie de la race, avant la mutilation cérébrale impitoyablement opérée au nom de l’unité de foi. Trois noms entre tous se recommandent au souvenir : Oliva Sabuco, dont les lecteurs de la Revue philosophique connaissent les vues originales en médecine et en philosophie ; Juan Huarte, dont l’Examen des esprits, célèbre dans toute l’Europe, scandalisait, il y a bientôt trente-quatre ans, les philosophes de la Sorbonne ; et Gomez Pereira, le plus illustre à coup sûr, et le moins connu des trois. En attendant l’honneur d’une monographie à laquelle il a des droits incontestables, cette simple notice donnera peut-être envie aux curieux de connaître à fond l’homme et ses écrits. Il serait piquant de voir ce libertin de la pensée cité au tribunal de la Faculté des lettres par un jeune philosophe en rupture de ban. Voilà un sujet de thèse qui se recommande aux futurs docteurs en Sorbonne.

I. — L’homme.

Illustre, et parfaitement inconnu, telle est l’étiquette qui convient à Gomez Pereira. Sans ce qu’il en a dit lui-même çà et là, en passant, on ne saurait que son nom et les titres de ses ouvrages. Encore ce nom et ces titres ont-ils été estropiés, altérés, travestis par ces compilateurs ineptes qui ne remontent jamais aux sources, prennent de toutes mains, gonflent d’erreurs leur fatras, et sont dévotement suivis par d’autres ramassiers qui perpétuent leurs sottises. Dans une bibliographie célèbre, on l’affuble du prénom de Georges. Un gros savant allemand a pris galamment le titre de son premier ouvrage pour le nom d’une dame savante ; et le grave Nicolas Antonio, le doyen ct le maître des bibliographes espagnols,