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BÉNARD.la mimique dans le système des beaux-arts

acquiert ainsi une existence propre, distincte et indépendante[1], ce qui la rend durable ou permanente.

L’effet doit se séparer de sa cause, l’œuvre de l’ouvrier : mais, pour cela, il lui faut une nature extérieure qui reçoive et conserve la forme et en garde l’empreinte. C’est ce qui a lieu pour tous les autres arts. L’élément matériel qui sert à la représentation n’est ni l’artiste lui-même, ni attaché à la personne de l’artiste. La nature le lui fournit ou il le crée lui-même. C’est la pierre, le bois, le métal ou une toile et des couleurs. C’est aussi une gamme où les sons musicaux de la voix et des instruments sont notés, c’est le langage humain parlé ou écrit, la parole assujettie au rythme, prise dans un idiome particulier, lui-même fixé et traditionnel.

Cette matière qui est dans sa main, l’artiste la travaille à son gré, il l’arrange, la taille, la sculpte, la broie, l’étend sur la muraille ou sur sa toile. Les sons eux-mêmes, qu’ils soient inarticulés ou articulés, sont fixés. L’œuvre ainsi produite conserve et perpétue sa pensée : c’est la forme qu’il lui a donnée. L’architecte construit des palais ou des temples, etc., des édifices durables ; le sculpteur qui façonne le marbre ou l’airain crée des statues et des groupes que le temps plus ou moins respecte ; le peintre a sa toile sur laquelle il trace des lignes et dépose ses couleurs. Le musicien ou le compositeur a, pour écrire sa partition, des notes, signes dépositaires des combinaisons qui composent ses mélodies. Le poète a sa langue maternelle, ou une autre langue vivante ou morte qu’il fait servir à l’expression de ses idées et qu’il façonne en vers.

L’artiste mimique, lui, est privé de tous ces moyens ; son propre corps est l’unique medium avec lequel il lui soit donné d’exprimer sa pensée et de représenter les objets. Bref, on peut dire que c’est de son corps lui-même qu’il joue.

Il en résulte deux graves inconvénients, sur lesquels notre attention doit se porter :

1o Le premier est précisément la fugitivité ou l’instantanéité de l’œuvre mimique, l’impossibilité de lui assurer une durée autre que celle du temps où elle se produit sous l’œil du spectateur. C’est ce qui excite les regrets des apologistes de cet art. Ils ne voient pas que ce défaut est inévitable et que le mal est sans remède. Cela vient aussi de ce que cet art est mixte, qu’il se produit, à la fois, dans l’espace et dans le temps. Simultané et successif, mobile et immobile, il ne peut être fixé ni stéréotypé.

  1. Aristote, Eth. à Nic., liv.  VI, ch.  iv.