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côté affectif des faits de conscience. En effet, nous sommes égoïstes ou désintéressés, non en raison du plaisir qui détermine notre action, mais en raison de l’objet, de la matière de ce plaisir. Si c’est notre propre personne que nous avons en vue, c’est alors que nous sommes égoïstes. Mais si c’est autrui, comment prétendre que nous le soyons encore ? Ainsi l’homme n’est point fatalement voué à l’égoïsme. Aussi bien est-il impossible de comprendre la moralité sans sortir de l’égoïsme. Aucune sanction (on remarquera que ce mot n’a pas ici rigoureusement le sens que lui donne par exemple l’école spiritualiste) n’établit un accord complet entre l’intérêt général et l’intérêt particulier. Quel est dès lors le sentiment qui doit nous servir de mobile, quelle est la fin morale à poursuivre (sittlicher Endzweck) ? C’est la satisfaction morale, la conscience d’avoir agi pour le mieux. Seule, cette fin est accessible à tous ; seule, elle est à l’abri des accidents de la fortune. Pris en lui-même, le sentiment du bien général serait ordinairement trop faible pour mouvoir l’activité.

On s’étonnera sans doute avec nous de voir la morale de M. de G. tourner si brusquement, pour ainsi parler, au subjectif. À lire certains passages on ne croirait pas avoir affaire au même moraliste, qui a commencé par donner à la moralité une règle, une fin objectives. Sans doute on peut distinguer dans la moralité les éléments subjectifs des éléments objectifs. Mais il est impossible de les isoler. Ils ne sont pas indépendants l’un de l’autre. Or d’une manière générale nous ne trouvons pas que M. de G. ait établi un lien assez étroit entre ces deux éléments. Car enfin si le but objectif de la moralité est le bonheur général, en quoi la conscience, la vraie conscience, peut-elle différer de l’amour du bonheur général, et comment distinguer la poursuite de la satisfaction morale de la poursuite du bonheur social ? L’amour du bonheur général est trop faible chez la plupart des hommes ? Comment le désir de satisfaire sa conscience, c’est-à-dire de trouver une satisfaction dans la poursuite de ce bonheur général, serait-il plus fort ? La conscience est insuffisante comme guide ? Sera : t-elle plus satisfaisante comme mobile ? N’est-il pas singulier, quand on conseille la réalisation d’une fin (le bonheur général), de chercher à l’obtenir à l’aide d’un mobile différent de l’amour de cette fin même ? Le mobile risque alors évidemment de devenir un guide, et un guide médiocrement sûr, puisqu’il a perdu sa boussole. Nous ne comprenons pas trop comment, après avoir montré dans le bien général le critérium objectif de la moralité, sa raison d’être en somme, l’auteur peut poser comme fin morale la satisfaction de la conscience. Ce n’est pas en vue de satisfaire sa conscience qu’on doit travailler au bien social, mais en vue du bien social lui-même ; la satisfaction subjective qu’on en éprouve peut être un stimulant, non un but, et ce stimulant lui-même, encore une fois, n’existe qu’en raison de l’amour même de la fin poursuivie. Au reste, le critérium est toujours emprunté à la fin ; le critérium de la valeur d’un outil, c’est son appropriation à la fin pour laquelle il est construit ; si le critérium de