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étendue à l’humanité entière. Prétendra-t-on lui substituer le principe de la perfection ? Mais c’est un principe purement formel. La perfection n’est que l’adaptation à un but. Comment, dès lors, sans un cercle vicieux, transformer cette perfection elle-même en un but suprême ?

Au principe du bonheur général on a objecté son obscurité. À quoi Spencer a déjà fort bien répondu que l’obscurité d’une règle ne prouve pas qu’elle ne soit pas la règle. Nous irions plus loin même. Où réside cette obscurité ? Non dans le principe qui est on ne peut plus clair, mais bien dans ses applications. Or la variété, la complexité de ces applications tient évidemment à une cause indépendante de tout système, à la complexité des conditions de la conduite. L’obscurité d’une règle morale dans ses applications peut donc venir de ce qu’elle est bien adaptée à son objet et elle serait alors un argument en sa faveur.

D’ailleurs, remarque M. de G., dans les cas ordinaires on n’a rien de mieux à faire qu’à suivre la conscience, car elle n’est autre chose que le résumé des expériences humaines sur les conditions du bonheur social. Mais la conscience éprouve-t-elle un embarras, il faut bien remonter au principe et alors on se posera une double question : Est-ce mon intérêt qui me fait hésiter ? Et surtout : Qu’arriverait-il si tout le monde en faisait autant ? Le précepte à observer est donc celui-ci : Agis de manière que ta conduite puisse être universalisée pour le bien général. Le lecteur pensera nécessairement ici au fameux « Grundgesetz » de Kant. M. de G. ne fait pas le rapprochement. Il eût assurément été curieux de signaler ici les analogies et les différences et de faire voir comment, par la voie empirique, la morale arrive à formuler une règle si semblable à celle que Kant prétend tirer de la raison pure.

M. de G. répond encore à un certain nombre d’objections. Toute cette discussion est une des parties les plus étudiées du livre et mérite d’être lue. Nous ne pouvons qu’en signaler les points les plus intéressants.

Il est dangereux, objecte-t-on, de faire appel au principe de l’utile. Non, répondait déjà très bien J. Bentham, dès qu’il s’agit de l’utilité générale. Cela n’est dangereux que pour les intérêts égoïstes des privilégiés qui peuvent craindre qu’on ne s’aperçoive alors des abus dont ils tirent profit. D’ailleurs écarter le principe de l’utile sous prétexte qu’il serait dangereux, n’est-ce pas doublement se contredire, puisqu’alors on admet implicitement le critérium de l’utilité et que, d’autre part, on déclarerait contraire à l’intérêt général la poursuite de l’intérêt général ?

Mais, dira-t-on, la conscience est la règle la plus favorable à l’intérêt général. D’accord ; mais d’abord parler ainsi c’est accepter le principe qu’on prétend rejeter ; puis si les prescriptions de la conscience sont conformes à l’intérêt général, comment serait-il nuisible d’analyser cette conscience, de la justifier par l’intérêt général, et d’ajouter ainsi à son autorité ? — Le principe de l’intérêt général implique-t-il l’acceptation de la maxime : La fin justifie les moyens ? Au contraire, il l’exclut