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né il y a cent ans, il eût éprouvé une félicité non moindre à rimer faiblement, à faire rimer des adjectifs ensemble, à jouer de délicates variations, perceptibles aux oreilles aussi fines qu’elles, sur le thème de l’alexandrin classique. La préoccupation d’ôter aux règles les plus arbitraires de la prosodie toute couleur artificielle, c’est-à-dire toute origine simplement inventive et sociale, va si loin chez Guyau, à son insu, que (p. 234, en note, Problèmes de l’esthétique) il cherche et croit trouver une raison logique et psychologique à cette singularité : nos poètes font rimer très bien, très richement à leur point de vue, court avec cour, coup avec cou, mais il ne peuvent souffrir que le pluriel rime avec le singulier, par exemple murmures avec mûre, et, si quelque novateur s’avisait de faire rimer maintiennent ou soutiennent avec chétienne, il serait conspué par le Parnasse tout entier. Il n’y a qu’un mot à dire : c’est l’usage, un usage dû à l’influence contagieuse — sympathiquement contagieuse, soit, mais surtout socialement — d’un maître tel que Victor Hugo, auquel il a plu de s’imposer à lui-même telle ou telle exigence de forme, et non telles autres, en vertu des idiosyncrasies de son goût personnel. Guyau cependant est loin, en général, de s’agenouiller devant le fait et de prendre un usage pour une loi. Il s’est récrié contre l’abus de la rime riche, il a bien vu que la rime, comme l’individu, même en ce siècle ploutocratique, pouvait avoir d’autres mérites que sa richesse, à savoir sa finesse et son cachet, son esprit d’à propos, sa conformité par son timbre ou sa nuance, par son indigence même en certains cas, au sujet traité. Il a cru, par exemple, que sa richesse constante, sorte d’emphase continue, ne convenait pas à la simplicité de ton exigée par les sujets philosophiques. J’observe que M. Sully-Prudhomme est d’avis tout juste opposé : c’est dans sa dissertation morale en sonnets intitulée la Justice, qu’il a déployé tout le luxe millionnaire de ses rimes, ainsi que dans le Bonheur, cette dissertation métaphysique en l’air. Lequel a raison des deux ? Sully-Prudhomme dira peut-être que plus la tenture des vers est sévère et lourde, plus le clou de la rime doit être apparent et doré, puisqu’elle reste son unique ornement. Mais Guyau pourra répondre avec beaucoup de vérité que ce clou est un instrument de torture, une façon de crucifier la pensée, il décrira les curieux effets de la rime riche et sonore : décousu et zigzag de la pensée, dégoût de l’expression simple et vraie, habitude de se satisfaire à peu de frais d’idée véritablement originale. Or Guyau aura beau parler d’or, le public spécial des versificateurs Se détournera de lui, parce qu’il aura eu le tort impardonnable de ne pas servir à leur oreille les accords faux accoutumés.

G. Tarde.