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n’est pas que la coexistence ou l’alternance à certains degrés de l’aptitude philosophique et du talent poétique soit très rare, surtout dans notre siècle, où elle devient assez fréquente, chose bonne à noter au point de vue de mes conjectures de tout à l’heure sur l’harmonie future de la pensée et de l’art. Baudelaire va même jusqu’à appeler quelque part cette complexité de dons naturels « la forme banale de l’originalité », oubliant qu’on pourrait tout aussi bien et mieux qualifier « la forme originale de la banalité » sa prétention à la singularité macabre ou telle autre excentricité voulue, plus bruyante que brillante, de ses imitateurs contemporains. Mais, chez notre auteur, les deux facultés dont il s’agit s’élèvent ensemble si haut, et, si fraternellement, se communiquent leur frisson sacré, comme deux cimes un peu inégales, mais jumelles, de peupliers, que leur lien semble d’une espèce unique, aussi simple qu’intime et profond. Chez d’autres, il arrive que la réflexion et l’inspiration se succèdent sans presque se toucher et que, par un effet de saturation bien connu des physiciens, comme si elles étaient deux couleurs complémentaires de leur âme, l’excès même de la première rend à la seconde toute sa fraicheur, puis réciproquement. Dans ce cas il n’y a presque rien de commun entre les fantaisies, l’humeur, les tristesses ou les gaietés du poète, et les conceptions, l’état moral, les souffrances ou les joies du philosophe. De là, pour ces natures doubles, la nécessité douloureuse de mettre un terme à leur schisme intérieur, et, si elles veulent produire quelque chose, de sacrifier un jour leur poésie comme une branche gourmande. Au contraire, Guyau souffre et pense en vers comme il pense et souffre en prose, à cela près qu’il développe et analyse en vers, non sa pensée, mais les douleurs chères et subtiles qu’elle lui cause, flore délicate de ces hauteurs, et qu’il réserve pour la prose le détail de sa pensée. Ainsi ses poésies sont comme la musique dont ses théories sont le libretto. Elles ont une grâce adolescente, à la Musset, mais d’un Musset grave, sans solution de continuité ni caprices, ni envolées non plus, paisible encore en ses plus sublimes et ses plus naturels soulèvements, comme d’une vague méditerranéenne docile à l’attrait d’un astre, non au souffle du vent. Du Musset profane peut-être, elles ont eu le tort de garder quelquefois le négligé prosodique, l’hexamètre librement croisé, qui sied moins bien à leur gravité, je ne dis pas la fière pauvreté des rimes, qui rehausse leur distinction. Leur insuffisance plastique, çà et là, tient, je crois, aux idées de leur auteur sur l’esthétique. Dans ses vers philosophiques, il subordonne tout à la sincérité et à la transparence de l’expression. Jamais poète de talent, jamais prosodiste initié à tous les secrets du métier, comme il l’a si bien démontré dans son admirable étude sur le vers français moderne, ne s’est moins joué avec les mots et les rythmes, malgré ses dispositions à exceller en ce jeu qui n’est point si frivole… N’importe, je donnerais bien des volumes de nos jongleurs rythmiques pour un de ses beaux vers, si nombreux — si justement mis en lumière par M. Fouillée — où toute sa pensée et