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analyses. — fouillée. La morale, l’art et la religion.

nous se bornent à nier faiblement la vie future ; la majorité des savants doute, voilà tout. Je me demande si, dans cette position même, il n’y a pas un reste d’illusion qui nous empêche de suivre jusqu’au bout l’induction des données scientifiques. Sur la pente logique de la négation, qu’est-ce qui nous retient, si ce n’est le contre-coup des affirmations religieuses, accréditées encore autour de nous ? Après avoir dû aux religions notre ancienne foi, ne leur devons-nous pas notre doute encore ? Mais, quand, par hypothèse, toute religion sera morte et toute digue abaissée devant le courant de la logique inductive, le savant, si du moins la science ne se transforme pas à fond, sera forcé de nier catégoriquement l’au-delà de la tombe. Cette position sera-t-elle tenable pour tout le monde, pour la majorité même ? Je ne puis croire que, plus la vie humaine se fera douce et charmante, plus la résignation au néant final devienne aisée. Le système philosophique qui succédera aux religions aura charge d’âmes comme elles ; il devra veiller à notre salut.

Je ne vois donc pas en quoi il différera essentiellement d’une religion ; surtout si l’on ajoute qu’il aura son art à lui, comme chaque dogme a son rite. Et ainsi sera pleinement restauré le sérieux de l’art, dont les pratiques, malgré leur vanité apparente, seront regardées comme les plus merveilleux des talismans. Déjà, pour un Leconte de Lisle, pour un Banville, le respect de la consonne d’appui ou de tel autre charme conventionnel en train de se ritualiser, est quelque chose de comparable à la récitation de la syllabe om par maint ascète indien. Les habitudes chères à la main de l’artiste ou à l’œil, à l’oreille, à l’imagination du public, ont une tendance à se cristalliser en devoirs rituels, et si cette tendance à notre époque n’apparaît guère c’est pour s’y être généralisée au point de s’y neutraliser elle-même. Il y a des centaines d’écoles différentes qui aspirent concurremment à transformer leurs tics, leurs manies, en règles du goût. Toutes ces poétiques ont beau coexister, elles n’en sont pas plus tolérantes pour cela. Elles se combattent, et l’une d’elles est destinée à rester seule sur le champ de bataille esthétique.

Or, si jamais on voit ainsi à une métaphysique régnante s’attacher, s’accorder une poétique triomphante, je ne vois pas trop ce qu’il manquera d’essentiel à ce catholicisme d’un nouveau genre. Par malheur, je ne vois pas trop non plus ce que la pensée indépendante aura gagné à ce changement. — Au surplus, il est bien possible que cette prévision à longue portée ne se réalise pas. Les philosophes ont tant de peine à se mettre d’accord ! Même en s’admirant, il faut encore qu’ils se critiquent. Mon article même en témoigne, puisque, très sincère et très sympathique admirateur du talent de Guyau, je parais m’être complu néanmoins à marquer entre nous les divergences au lieu de me féliciter, comme je l’aurais dû, de nos consonances sur tant de points.

Il me reste à peine le temps et la place de louer le poète en lui. Ce