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s’opère en désaccord et non plus en harmonie avec l’élaboration des croyances et des volontés, il semble que l’art redevienne un pur jeu, mais cette phase ne peut être que passagère. On en a la preuve, à notre époque, par le succès de l’art réaliste, qui, en dépit de sa hideur fréquente, a eu du moins l’avantage de s’appuyer aux croyances scientifiques du jour, seule religion en voie de progrès.

Cela nous conduit, ou nous entraîne, à demander avec Guyau si c’est bien la religion ou l’irréligion de l’avenir qu’il faut dire. Il a montré, sans doute, que les sociétés modernes se détachent petit à petit, et même qu’elles pourront se détacher tout à fait, des dogmes et des cultes. Mais, après ce détachement complet, se trouveront-elles fortifiées ou affaiblies ? Affaiblies, je le crains, à moins que les illusions religieuses ne soient remplacées par d’autres sortes d’illusions, aussi flatteuses notamment pour notre orgueil et pour nos espérances posthumes. Il en est des religions établies comme des armées permanentes : c’est un mal si l’on veut, mais un mal nécessaire partout tant qu’il existe quelque part chez les voisins. [illusion dans l’humanité ne pourra désarmer impunément que lorsque la paix perpétuelle s’établira. Nous sommes loin de cet idéal. En attendant, nous suffira-t-il, comme nous le propose Guyau, pour remplacer le christianisme, de « courir le risque métaphysique », et de laisser s’essorer nos esprits en une libre diversité de petites religions individuelles appelées des systèmes ? Non. Ce que je retiens, c’est la nécessité reconnue par lui de courir le risque en question. Autrement dit, il faudra toujours, pour rester moral, condition nécessaire de toute société forte, embrasser une hypothèse résolument et y adhérer avec une conviction pleine, très supérieure à son degré réel de probabilité, et cette conviction, on ne l’aura jamais si l’on doit être seul à l’avoir. Notre auteur ne veut pas, il est vrai, qu’on s’abuse ainsi ; il croit que, tout en ne me faisant aucune illusion sur les chances d’erreur inhérentes à l’hypothèse choisie par moi, je pourrai, croyant faiblement en elle, être capable de m’immoler héroïquement à cause d’elle, sur la foi de cette étoile filante adoptée pour étoile polaire. Mais cela, n’est-ce pas l’illogique érigé en loi morale ? À telle dose de foi correspond telle dose de dévouement, ni plus ni moins. — Il est inévitable du reste que, si un certain nombre de systèmes métaphysiques se formulent à la fois dans une société, la concurrence de leurs ambitions déchaîne la guerre entre eux et fasse triompher le plus fort, dont le triomphe inaugurera le despotisme. C’est inévitable, puisque, conformément à l’idée mère de Guyau, le besoin de se propager universellement, d’épancher sa vie sans mesure est l’âme de tout système, comme de tout être. Au moins sera-ce le système le plus vrai qui triomphera ? Ce n’est pas sûr ; à vraisemblance égale, ou même inégale, ce sera le plus apte à nourrir l’orgueil du moi et son rêve d’immortalité. Il en sera ainsi, du moins aussi longtemps qu’on sentira le besoin de rester fort pour lutter dans la bataille éternelle des nations. Actuellement, les plus libres penseurs d’entre