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courageusement, sérieusement, comme si nous avions foi dans l’importance souveraine de notre action, dans la durée éternelle de notre vie, dans le succès assuré de notre cause, de notre patrie, de notre humanité, dans la réalité permanente et indiscutable de ce monde. Nous devons nous faire une foi factice et illusoire en tout cela. Que d’illusions nécessaires[1] ! Mais est-ce assez de l’illusion et de l’ignorance ? Si l’on pousse à bout l’analyse, est-ce qu’on n’est point conduit ici à la justification du mensonge même ? Au lieu de dire à l’individu : « Sacrifie ton intérêt à celui des tiens », conseil excellent, mais inefficace ; au lieu de s’adresser ainsi à la victime pour lui demander son propre holocauste, il semble plus pratique de s’adresser franchement au sacrificateur et de dire à la société, ou à la partie dirigeante de la société, comme l’a essayé Platon : « Élève les individus de telle manière qu’il se développe en eux des sentiments propres à les faire précipiter dans la mort, s’il le faut pour le bien publie, » c’est-à-dire : « Mens sciemment aux enfants, persuade-leur que le sort le plus beau, que la gloire la plus enviable et la plus immortelle, que la félicité la plus enivrante, est de mourir pour la patrie, par exemple. » Or, nous savons, par l’expérience des civilisations passées, par l’expérience surtout de la nôtre, par les enseignements de nos nouveaux psychologues, par nos essais même heureux ou malheureux en pédagogie, nous savons que la société, quand elle le veut bien, a parfaitement le pouvoir d’accréditer dans ses familles et dans ses écoles, par l’empire persistant des pères sur les enfants et des professeurs sur les élèves, telle erreur historique, telle calomnie, telle légende, qui lui convient. Elle peut aussi bien, à la condition de le vouloir, refondre ou retremper les sentiments moraux moyennant force impostures. Reste à savoir si elle en a le droit et le devoir, le droit et le devoir de mentir ! Non, non, non, répéterons-nous mille fois, certes, nous autres philosophes, qui nourrissons en nous l’amour pour ainsi dire professionnel de la vérité. Mais je ne suis pas bien sûr que la société dans son ensemble, si jamais elle se rend compte clairement et de sa puissance et de l’utilité pour elle d’en user comme il vient d’être dit, soit suffisamment retenue par ce scrupule, si rare chez les plus tendres mères, de n’oser tromper leurs enfants. On peut se demander au surplus si notre passion du vrai, née de l’illusion de croire à la beauté du réel, à son harmonie et à sa finalité providentielle, ne devient pas une simple survivance à mesure que se montre mieux à nous le caractère incohérent, anarchique, absurde, de la réalité, dont le vrai n’est que l’image. L’amour de la vérité, ne serait-ce, par hasard, que l’amour d’une laide, le plus tenace et le plus robuste des amours, paraît-il, mais, à coup sûr, le plus rare et le moins aisé à généraliser ?

Si la morale de Guyau, malgré sa profondeur et ses clartés, parfois décevantes comme les transparences de la mer, se ressent un peu et

  1. l’Illusion féconde, illusion sacrée,
    Mère des longs espoirs et des labeurs sans fin !

    (Vers d’un philosophe.)