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analyses. — fouillée. La morale, l’art et la religion.

nières conséquences de nos actes ? Si, malgré cette impossibilité, nous voulons que nos décisions aient une raison suffisante, les maximes morales s’offrent nécessairement à nous comme des théorèmes empruntés à une sorte de calcul des probabilités séculaire. Si un colonel, par exemple, pouvait prévoir avec certitude que son obéissance aux ordres de son chef aura pour conséquence finale la défaite de l’armée, il devrait désobéir. Si un jeune larron, hésitant à commettre un vol, voyait clairement qu’en définitive, et de résultat en résultat, ce vol produira une amélioration du sort de ses semblables ou le salut de l’un d’eux, il devrait voler. Un assassin devrait tuer, s’il était sûr, par son homicide, de rendre finalement service au genre humain. Dans cette hypothèse, le devoir varierait à chaque heure, dhomme à homme, et serait unique pour chaque cas. L’idée du devoir se confondrait avec celle du succès, tandis qu’à présent l’immense avantage d’obéir au devoir c’est d’être dispensé de réussir. La conduite morale serait donc une suite de problèmes résolus chacun à part en vertu de données concrètes et singulières, au lieu de se résoudre par la simple application de quelques formules algébriques. Il n’y aurait plus de maximes possibles, puisque les maximes supposent des prévisions qui se vérifient ou sont supposées se vérifier dans la majorité des cas, non dans tous les cas, et que l’on recommande de la sorte parce qu’on ignore si l’on se trouve ou non dans ce cas exceptionnel.

En somme, heureuse ignorance ! Rarement, très rarement, avouons-le, malgré ce qui vient d’être dit plus haut, le sacrifice de soi, s’il était certain d’avance, serait accepté résolument. Ce qu’on accepte, c’est le risque de ce sacrifice, et ici viennent se placer lumineusement les considérations aussi profondes que délicates de Guyau sur le plaisir de ce beau danger. Alors le problème qui se pose pour la moyenne des hommes est, par exemple, celui-ci : je désire beaucoup voir ma patrie gagner cette bataille, et je suis certain que le seul moyen de la gagner est, pour moi comme pour mes camarades, de risquer ma vie ; cependant, je désire encore plus continuer à vivre ; que faire ? Rien de plus simple ; il s’agit d’une certitude en lutte avec une éventualité, redoutable il est vrai, mais intéressante, attrayante même si le danger plaît par lui-même. Un bien certain peut très bien entrer en nous en balance avec un mal jugé supérieur mais simplement possible, et l’emporter sur la perspective de celui-ci[1].

Ce qui est grave, et ce que Guyau n’ose pas s’avouer, c’est qu’il faut se tromper, s’abuser soi-même pour se résoudre à certains sacrifices, et c’est, au fond, la vérité triste qu’il cherche à se dissimuler sous l’euphémisme du risque métaphysique. « L’action, nous dit-il, se fait à elle-même sa certitude intérieure. » C’est cela même. Nous devons travailler

  1. « Il est rare que les sacrifices définitifs se présentent dans la vie comme certains ; le soldat, par exemple, n’est pas certain, loin de là, de tomber dans la mêlée ; il n’y a ici qu’une simple possibilité. En d’autres termes, il y a danger. » (Esquisse d’une morale, p. 208.)