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il est essentiel que toute innovation juridique, en entrant, revête la livrée des principes de droit reconnus, de même qu’un mot étranger introduit en langue française doit s’y franciser.

J’ai à faire sur ce qui précède une remarque assez importante. Il n’y a pas à nos yeux, on le voit, entre le Droit et le Devoir ce rapport de corrélation symétrique qu’on s’est plu à imaginer sur le modèle du doit et avoir des commerçants. Ce n’est qu’en prenant le mot Droit dans une de ses acceptions, et non la plus vaste, — à savoir dans le sens de droit de créance sur quelqu’un qui a le devoir de vous faire ou de vous donner quelque chose, — ce n’est qu’à ce point de vue exclusif et borné que l’antithèse ci-dessus peut se soutenir. — Mais le Droit réel et vivant, tel que l’homme des premières civilisations le conçoit et le chérit et ne cesse de le chérir jusqu’aux âges de décadence même, le Droit pour lequel meurt un peuple ou une peuplade, sorte d’amour austère comme le patriotisme et l’honneur, est toute autre chose que cela. Il est un ensemble d’habitudes d’agir dans des limites déterminées qu’on ne sent plus comme des obstacles. Voyons naître un droit ; rien de plus simple. Une loi vient d’être émise par un despote ou votée par une assemblée, dans un intérêt politique toujours. Elle décide, par exemple, que le fonds dotal est inaliénable. Cette loi est d’abord obéie par devoir, elle est sentie comme une prohibition gênante ou comme une prohibition non demandée et non attendue ; on ne peut la respecter qu’en songeant à l’autorité du législateur qui l’a établie. Elle à donc deux caractères : elle est plus ou moins pénible ou surprenante et elle est une volonté extérieure à celui qui s’y conforme. — Mais, si cette loi dure, à mesure que les générations se succèdent sous son ombre, elle perd ces deux caractères : elle est obéie par habitude, par goût ; en même temps, celui qui l’exécute se l’est appropriée, il se l’est faite sienne, pour l’avoir reçue des siens comme un bien de famille, comme un patrimoine national ; et alors elle est sentie comme un droit, c’est-à-dire comme une garantie et non comme un ordre.

Voilà pourquoi, après le renversement de l’Empire romain, les populations gallo-romaines et autres, habituées à la législation impériale, qui pourtant leur avait primitivement été imposée par la violence, ont vu en elle le trésor de leurs libertés les plus précieuses, leur meilleure garantie contre l’arbitraire des chefs barbares auxquels elles obéissaient en murmurant, — sauf, plus tard aussi, à s’approprier comme autant de privilèges les coutumes féodales formées par suite de leur nouvel assujettissement.

Or, pour les chefs barbares qui laissaient les populations latines continuer à suivre les lois impériales (du moins en tant qu’elles