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psychologie, si c’est l’idée de l’espace qui a précédé et provoqué l’idée de temps, ou vice versa ; et une question analogue est agitée par les philologues quand ils se demandent si les racines d’où ils font dériver toute la végétation des langues d’une même famille sont des noms ou des verbes. Dans la famille indo-européenne, elles sont des verbes et, par ce caractère, elles attestent, d’après Sayce[1], la supériorité des races aryennes, leur esprit « actif, conscient, cherchant à dominer la nature extérieure » et, par suite, puisant dans la conscience de sa propre activité, déployée dans le temps, l’explication des choses du dehors. Mais c’est une erreur de croire, d’après cet éminent philologue, qu’il en soit ainsi dans toutes les langues. Les idiomes de la Polynésie, nous dit-il, et les langues sémitiques « nous ramènent à des racines nominales aussi nettement que les langues aryennes nous reportent à des racines verbales. Le verbe sémitique présuppose un nom aussi bien que le nom aryen présuppose un verbe. Là donc c’est le concept de l’objet qui fait le fond du langage, c’est une intuition où le sujet s’ignore ou plutôt s’absorbe dans l’objet ; on perd de vue l’action du sujet et le développement de la volonté. » Les philologues qui se sont bornés à l’étude des langues indo-européennes sont donc portés à tort à croire que toutes les racines sont verbales, par la même raison peut-être que les psychologues, confinés dans l’étude de psychologie humaine et ne pouvant descendre, au moins par introspection et intimement, dans la psychologie animale, sont portés à croire que l’idée de temps, comme l’idée de force, est la première en nous. N’est-il pas probable, au contraire, que chez les animaux, à coup sûr chez les animaux inférieurs, la localisation dans l’espace est déjà nette quand la localisation dans la durée est à peine ébauchée ? et n’est-il pas à croire qu’ils matérialisent les objets de leurs sensations avant de les animer ?

Une autre question à rapprocher des deux précédentes est celle de savoir, en mythologie comparée, si des deux grandes sortes de divinités qu’on trouve chez tous les peuples, c’est-à-dire des dieux naturels et des ancêtres divinisés, ce sont les premiers ou les seconds qui ont la priorité. J’appellerais volontiers racines mythologiques, en souvenir des racines philologiques, ces conceptions élémentaires du divin, très antiques, qu’on retrouve les mêmes, dans chaque famille de religion, sous le luxe de désinences ou d’inflexions légendaires dont l’imagination pieuse les a surchargées. Or, il est à remarquer que, à l’instar des philologues, les mythologues à ce sujet sont partagés en deux camps : les uns, ceux qui ont surtout ou exclusive-

  1. Principes de philologie comparée.