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longue élaboration sociale et non pas seulement psychologique. Il fallait donc, pour développer les catégories en question et les rendre propres à un emploi social, que le langage fût d’abord conçu et formé.

Mais, avant tout, il fallait que la divinité apparût. Voici pourquoi. Outre des perceptions, il y a à accorder, en société, des pensées et des volontés. Or, c’est précisément parce que les divers individus perçoivent semblablement les mêmes objets matériels que leurs pensées se combattent, ces objets éveillant en eux les associations d’images les plus variées, et, primitivement, les hallucinations les plus originales. Et c’est précisément parce que, dans bien des cas, ils incarnent dans les mêmes objets physiques le plaisir, que leurs volontés se combattent, chacun d’eux voulant posséder seul ces choses en trop petit nombre pour tous. L’accord individuel ici produit donc le désaccord social. Pour remédier à ce désordre, un seul moyen s’offrait. Parmi les hallucinations contradictoires que la vue de la nature suscitait en foule chez les premiers hommes, il fallait qu’une seule ou quelques-unes propres à un homme marquant, finissent par s’imposer aux autres. Il en a été ainsi par le prestige personnel de cet homme et la crédulité imitative de ses semblables. L’objet, auquel la vision de cet homme a prêté une âme d’un certain genre, cesse d’être un objet comme un autre[1] ; il devient un fétiche, une espèce de dieu, où il est aisé de reconnaître, dès l’origine, deux aspects : une personne et une puissance surnaturelles. De l’unanimité ainsi produite jaillit, pour la première fois, l’idée de vérité. La pensée individuelle s’était arrêtée à l’animisme qui lui avait fourni l’idée de force ; la pensée sociale commence par l’animisme qu’elle transfigure et qui lui fournit l’idée du divin. En même temps, parmi les volontés capricieuses et contraires des premiers hommes, une volonté plus forte ou plus despotique s’est imposée celle d’un homme prestigieux qui est parvenu à se faire obéir volontiers, même par ceux qui trouvaient l’obéissance douloureuse. Cette communion des activités, pour la première fois, a donné l’idée du bien et du mal. Ces objets de la volonté collective, fort distincts du plaisir et de la douleur, ont été situés en dehors de la société, comme le plaisir et la douleur en dehors du moi. Ils ont été situés dans la vie posthume, et incarnés dans les dieux mêmes qu’il s’agit d’aller trouver ou de fuir dans des régions extra-terrestres, où l’on tend de plus en plus à

  1. Quel qu’il soit d’ailleurs. Car, ce qui importe, ce n’est pas la nature de la vision, mais sa propagation ; c’est une foi commune qui est exigée, non une foi vraie.