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application très étendue de l’adage célèbre de Buffon : le style, c’est l’homme. Je ne saurais, toutefois, m’abstenir de remarquer qu’on ne saisit directement, par cette méthode, que l’homme intellectuel[1] ; car elle consiste à subordonner, à l’étude des caractères mentaux, celle des caractères physiques, physiologiques, pathologiques et moraux de l’individu. Quelques pages de biographie à la Sainte-Beuve, pour celle-là même, seraient d’un fort bon secours. Connaîtrons-nous jamais la nature mentale de Sophocle, par exemple, aussi bien que celle de Hugo ou de Racine, n’ayant que son œuvre à notre disposition ? Toute œuvre, du reste, et c’est le cas pour la peinture, ne manifeste guère ces caractères intellectuels : le raisonnement juste ou fautif, le jugement sain ou faux, la faculté forte ou faible de généralisation, etc. Nous n’aurions pas tout Léonard de Vinci, si nous ignorions qu’il a été géomètre. Il importe de savoir comment un peintre travaille, pour juger si l’attention chez lui est forte ou faible, etc. Il pourrait arriver aussi que le témoignage de l’œuvre fût menteur, et l’on ne saurait conclure sans erreur du sentiment religieux de leurs tableaux à la sincère piété de tous les peintres italiens du xve siècle. Passe donc pour renverser, en certains cas, l’ordre de l’enquête ; mais je n’en voudrais pas faire une règle absolue, et je ne croirais pas pouvoir suppléer si facilement « les notions de l’hérédité et de l’influence des milieux », quoique les lois en soient encore « incertaines et présomptives ».

M. H. fait le procès à ces notions dans l’analyse sociologique. L’hérédité, la sélection naturelle qui s’opère entre les artistes et les facultés de l’artiste, les lieux ou l’habitat, ces trois facteurs, juge-t-il, ne nous donnent pas grand’chose, même entre les mains de Taine ; leurs influences sont indécises, et les théories de ce puissant critique ne semblent ni justes dans leur rigueur, ni surtout vérifiables. On en devra remplacer l’usage par l’estimation des groupes d’hommes où l’œuvre a trouvé succès, et construire une psychologie des peuples sur le même fonds que celle des individus.

Au point de vue historique, où nous sommes maintenant placés, les auteurs ne valent plus, en effet, par leur origine et leurs qualités, mais par leur popularité. La loi qui règle, nous dit fort bien M. H., la naissance et la nature des génies et des talents nous est inconnue ; nous savons seulement qu’aucune des hypothèses que l’on a émises sur ces lois ne rend compte de tous les faits. Mais une fois le génie né, développé, productif, commence un jeu d’attractions et de répulsions qui nous est accessible. Les âmes qui retrouvent en cette œuvre leur âme, l’admirent, se groupent autour d’elle et se séparent des hommes d’âme diverse… En d’autres termes (remarquons la fin de ce paragraphe), la série des œuvres populaires d’un groupe donné écrit l’histoire intellectuelle de ce groupe, une littérature exprime une nation,

  1. Ou, plus justement peut-être, l’homme intellectuel et l’homme moral, un peu de l’un, un peu de l’autre.