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Considérons maintenant la théorie de Bain, et voyons si elle présente les caractères d’une théorie véritablement empirique. Quel est en somme le grand défaut du nativisme, celui que les empiristes lui reprochent le plus vivement et avec le plus de raison ? Le voici. Le nativisme, excluant de notre perception de l’espace les sensations musculaires, est contraint par là d’affirmer que cette perception a lieu sans aucun mouvement de l’organe qui perçoit, et, comme toute construction de l’espace suppose un mouvement, d’affirmer en même temps que l’espace n’est pas construit par nous dans l’acte par lequel nous le percevons. Mais, s’il n’est pas construit par nous, c’est qu’il nous est donné tout construit d’avance, et que la perception que nous en prenons, opération toute passive du sujet sensible, n’est qu’une sorte de copie et de décalque de cet espace qui lui préexiste. Or cette hypothèse de l’identité de notre perception avec l’objet perçu implique une harmonie préétablie entre la nature du sujet et celle de l’objet, par conséquent des dispositions innées dans le sujet, ce qui est inadmissible et antiscientifique au plus haut point. Voilà ce que disent les prétendus empiristes d’après lesquels l’œil serait incapable de percevoir l’étendue par lui-même, et ne la percevrait que grâce à l’association de ses sensations avec celles du tact. Voyons pourtant si ces philosophes évitent réellement le défaut qui leur paraît avec raison si condamnable. L’un au moins d’entre eux, qui compte parmi les principaux promoteurs de la théorie en Allemagne, Lotze, y tombe à coup sûr lourdement. Suivant Lotze[1], c’est affaire aux métaphysiciens de décider si l’espace que nous percevons existe en soi et indépendamment de l’esprit, comme le croit le vulgaire, ou si c’est une forme imposée a priori aux phénomènes par l’esprit, comme le prétend Kant ; mais le psychologue n’a à s’occuper que de cette simple question : comment l’espace est-il perçu ? Or c’est ici que (toujours suivant Lotze) le nativisme se montre absurde, en s’imaginant que les sensations par lesquelles l’espace nous est connu peuvent garder dans l’âme le caractère extensif de l’espace lui-même. Non, cela est impossible, nos sensations ne peuvent avoir dans l’âme que le caractère intensif, et c’est l’âme qui, avec l’intensif de ses sensations, refait ensuite l’extensif des choses. Voilà quelle est la solution de Lotze, lequel ne s’aperçoit pas que pour refaire, comme il le dit, de l’extensif avec l’intensif de ses sensations (et ce qui est plus grave encore, un extensif qui soit la copie exacte de l’espace supposé préexistant), l’âme aurait besoin de posséder précisément ces mêmes pouvoirs, ces mêmes facultés innées que les nativistes

  1. Voy. sur ce sujet la Psychologie allemande de M. Ribot, chap.  iv.