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DUNAN.guérison d’aveugle-né

y avait dans sa perception des intervalles. Dirons-nous des intervalles de temps ? Ce serait bien difficile à croire. En effet, si nous autres clairvoyants, dont l’œil est depuis longtemps formé à toutes sortes d’exercices, sommes incapables d’apprécier le temps que met notre rayon visuel à parcourir l’intervalle moyen qui peut se trouver entre deux doigts, de sorte que, malgré nous-mêmes, la perception des deux objets à la fois et de l’intervalle qui les sépare apparaît à notre conscience comme simultanée, comment admettre qu’une pauvre enfant, ouvrant pour la première fois les yeux à la lumière, ait pu discerner l’intervalle de temps nécessairement fort court que mettrait son œil à passer de la vision d’un doigt à celle du doigt suivant ? L’intervalle dont elle avait l’idée devait donc nécessairement être un intervalle d’espace, ce qui suppose qu’elle voyait l’étendue des corps avec leurs limites, et par conséquent avec leurs contours.

Ainsi, tant au point de vue de la perception des surfaces qu’à celui de la perception de la profondeur de l’espace, l’état mental de Marie V. était, au moment où je l’ai examinée, identiquement ce qu’il était huit jours auparavant, alors que, pour la première fois, on levait le bandeau dont ses yeux avaient été couverts après l’opération. Le progrès très considérable assurément qui s’était produit en elle avait porté sur d’autres points : distinguer et nommer les couleurs ; reconnaître des formes, et peut-être même des objets concrets à la seule inspection visuelle, sans avoir besoin de les toucher ; joindre aux impressions tactiles des images visuelles, et se représenter en esprit les objets, comme font les voyants, en les revêtant par l’imagination de couleurs et de formes visibles ; etc. Mais la perception des surfaces par l’œil n’avait pas eu à se constituer, étant toute constituée dès l’origine ; et, quant à la perception de la profondeur, la jeune opérée en était encore à cet égard, à très peu de chose près, au même point que le premier jour[1]. Sous l’un et l’autre

  1. Je suis retourné voir Marie V. huit jours après ma première visite, quinze jours par conséquent après son opération. Elle marchait encore à tâtons, les bras tendus en avant, et même les yeux fermés, avec la démarche et les mouvements d’une aveugle. Son appréciation des distances en profondeur n’était pas plus nette que la première fois. Aucun progrès sensible, par conséquent, ne s’était encore produit en elle. Lors d’une troisième visite, qui eut lieu quinze jours après la seconde, elle commençait à pouvoir se rendre compte que telle personne à sa droite devait être plus éloignée d’elle que telle autre à sa gauche, ou vice versâ ; mais elle marchait encore, et surtout elle montait et descendait les escaliers comme une personne totalement aveugle, ce qui prouve qu’elle ne voyait pas assez nettement la distance des marches pour pouvoir y appuyer son pied avec sûreté.

    Il y a là assurément un fait qui, rapproché de cet autre fait incontestable que Marie V., huit jours après son opération, et plus tôt sans doute, voyait l’étendue