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DUNAN.guérison d’aveugle-né

mobile, c’est-à-dire à la hauteur de ses hanches. En même temps nous lui demandions s’ils lui paraissaient être à sa portée. Invariablement elle répondait oui, et faisait un mouvement pour les saisir, non pas un grand mouvement, en déployant le bras tout entier, mais au contraire un mouvement de très faible amplitude, comme si elle avait craint, en étendant le bras, de dépasser le but. Ajoutons, ce qui est essentiel ici, que ce mouvement portait toujours sa main à la hauteur des hanches. Cela étant, il nous paraît incontestable qu’elle ne voyait pas les objets au contact de ses yeux ; puisque, si elle les eût vus ainsi, elle n’eût pas manqué de porter ses mains à ses yeux pour les saisir. Elle voyait donc tous les objets à une distance qui était probablement indéterminable pour elle, car nous ne pûmes lui arracher aucune indication à cet égard, mais elle les voyait projetés dans l’espace.

Pour la perception visuelle des grandeurs relatives des corps, de leurs formes, et de leurs directions dans l’espace, nous pûmes nous assurer que Marie V. était beaucoup plus avancée, et son mode de représentation beaucoup plus voisin du nôtre. Sans entrer dans un détail inutile, voici en deux mots comment nous nous y sommes pris pour faire cette constatation. J’ai présenté à Marie V. un disque de papier blanc. Elle m’a dit tout de suite, après l’avoir regardé : « C’est blanc, c’est rond » ; et je ne suis même pas bien sûr qu’elle ne m’ait pas dit : « C’est du papier ». La chose du reste n’aurait rien d’étonnant, attendu que j’avais tiré ce papier de ma poche, et que je l’avais déployé devant elle, de telle sorte que ce papier sous mes doigts avait produit un bruit grâce auquel il lui était facile de le reconnaître. Je lui demande dans quelle direction est ce papier, et elle étend la main pour le saisir. Je lui présente ensuite deux rectangles du même papier, de grandeurs inégales, et je lui demande lequel des deux est le plus grand. Elle le dit sans hésiter. Ainsi, au point où elle en est alors, la perception de la profondeur de l’espace est encore chez elle à l’état le plus rudimentaire, mais la vision des dimensions relatives, des formes et des directions dans l’espace est aussi immédiate que chez les clairvoyants dont les yeux sont depuis longtemps exercés.

Voilà des faits bien positifs, et que personne, nous l’espérons, ne voudra contester. Mais, pour que des constatations de ce genre aient un véritable intérêt, il faut qu’elles portent sur l’état mental d’une personne au moment même où elle commence à voir. Or nos observations ont eu lieu dix jours après l’opération qui avait rendu la vue à Marie V., huit jours après le moment où elle reçut pour la première fois l’impression de la lumière : peut-on conclure de ce