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DUNAN.guérison d’aveugle-né

gles-nés dont personne ne s’est jamais occupé, et qui passent pour incurables, jusqu’au jour où leur bonne étoile les met aux mains d’un praticien habile qui reconnaît la possibilité de les opérer. Tel est précisément le cas de Marie V. Sans être instruite, cette enfant, quoique originaire d’un pays où le français se parle peu, le comprend et le parle bien. Elle est très intelligente et assez développée pour son âge, avec des aptitudes particulières pour la musique ; surtout elle est douée d’une mémoire peu commune, puisque M. Daguillon déclare n’avoir pas eu besoin de plus de deux heures pour lui apprendre à reconnaître toutes les couleurs, et à les nommer à la seule inspection visuelle. De plus sa cécité était aussi complète que possible avant l’opération, chose rare chez les aveugles par suite de cataracte congénitale ; et tout ce qu’elle pouvait faire, c’était de distinguer le jour de la nuit. C’est donc à tous égards, malgré sa jeunesse, ce que l’on appelle quelquefois un bon sujet pour l’observateur. Malheureusement pour la psychologie, le Dr Trousseau, après avoir fait habilement son office de médecin en rendant la vue à Marie V., n’a pas songé à étudier chez elle, dès le début, les caractères de la vision. Quant à M. Daguillon, il lui a bien posé plusieurs questions, dont quelques-unes même présentent un réel intérêt, mais sans avoir en vue spécialement la théorie de la perception extérieure, et plutôt en clinicien qu’en psychologue. Les choses en étaient là lorsque, le lundi 15 octobre, dix jours par conséquent après l’opération, ayant été averti obligeamment, je me rendis à l’Institution des Jeunes Aveugles, où Marie V. avait été transférée la veille ; je la vis et je l’interrogeai. Ce qui m’engage à faire part aux lecteurs de la Revue des observations que j’ai pu faire au cours de cet examen, ce n’est pas, je dois l’avouer, la nouveauté ni l’imprévu des résultats qu’elles m’ont donnés, car, au contraire, je n’ai rien constaté qui ne fût d’accord avec les relations de faits semblables qui ont été publiées déjà, et que connaissent tous ceux qui s’intéressent à ces questions ; c’est le caractère tout particulier de l’impression que j’ai éprouvée dans cette sorte de contact direct avec la réalité, impression qu’aucune relation écrite n’avait encore éveillée en moi, du moins au même degré. Les faits que j’ai constatés sont des faits que je connaissais d’avance comme tout le monde, que j’aurais pu prédire avant de les voir ; et pourtant je crois bien avoir appris quelque chose en les voyant, car ils me sont apparus comme une sorte de réponse de l’expérience elle-même à certaines questions que la psychologie ne sait résoudre encore que par des hypothèses et par des théories. Sur deux points principalement, j’ai pu croire un moment que je constatais de visu ce que sont les perceptions d’un