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but de modifier l’état social ; on n’a jamais le droit de prendre contre eux des mesures restrictives sous prétexte qu’ils sont opposés à un régime. Qui dit progrès dit changement et, par suite, l’État doit tolérer toute expression d’idées nouvelles. Il doit même les provoquer en mettant chacun en mesure de penser par lui-même. L’éducation est par cela même une des fonctions les plus importantes de l’État, une de ses attributions nécessaires ; car ce n’est pas seulement par une action physique qu’un individu peut accroître sa liberté au détriment de celle de ses semblables, c’est aussi et surtout par l’action morale, par l’autorité de la parole, du journal ou du livre. Il faut donc mettre chacun en mesure de penser librement, c’est-à-dire de se faire une opinion et de discuter celles qu’on voudrait lui imposer.

On éprouve, en lisant ce livre, un vif sentiment de sympathie pour celui qui l’a écrit. Sans doute on peut se demander s’il n’est pas chimérique de vouloir fonder l’altruisme et l’abnégation sur l’égoïsme, et si l’individu trouve toujours son bonheur dans celui du plus grand nombre. Si l’intérêt social ne nous oblige que parce qu’il est d’accord avec notre intérêt bien entendu, au nom de quel principe nous contraindra-t-on à sacrifier ce dernier en cas de conflit ? L’éducateur chargé de développer le sentiment d’obligation et de le faire triompher dans tous les cas, n’assumera-t-il pas la tâche ingrate de faire des dupes ! L’utilitarisme n’a pas encore donné, à notre connaissance, de solution satisfaisante à ces questions. Mais, quoi qu’il en soit du principe, on ne peut que souscrire aux applications que M. Thompson en tire, et y reconnaître l’inspiration d’une philanthropie malheureusement trop rare, et d’un ardent amour de la liberté.

Un point cependant nous arrête encore : le rôle de l’État doit-il se borner à assurer la liberté individuelle ? — Oui, si l’intérêt social est seul à considérer ; non, si la personne humaine est autre chose qu’un moyen. En se restreignant à établir et à maintenir l’égalité des droits, on ne fera que faciliter aux plus forts la lutte contre les plus faibles. À droits égaux le plus fort, le plus riche, le plus intelligent, écrasera infailliblement le faible, le pauvre, le moins éclairé. C’est là, en dernière analyse, qu’éclate le conflit entre l’intérêt particulier et l’intérêt général. Un utilitaire doit se réjouir de la conséquence que nous venons de signaler et y trouver la condition d’un progrès rapide. Nous hésitons, pour notre part, à nous y résigner, et nous croyons que M. Thompson serait de notre avis.

Georges Rodier.