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reine, et de nourrice aux jeunes ouvrières. Ce dernier fait me semblerait cependant digne d’être remarqué, et je ne serais pas éloigné d’attribuer à ce dédoublement des fonctions chez les femelles une valeur considérable dans la formation des sociétés d’abeilles.

Le dévouement des abeilles nourrices n’est pas, du reste, si spontané qu’elles ne détruisent parfois, je le disais tout à l’heure, le couvain par gourmandise ; mais, dès que les larves sont nées, leur sollicitude ne se dément plus. Chez les Bourdons (autre genre social), on voit les premiers-nés dévorer les œufs. Pourquoi cet acte fratricide ? L’abeille domestique obéissait peut-être au souci d’emmagasiner le plus de provisions possible, au temps où le miel est abondant dans les fleurs. « Les coupables, ici, n’ont pas une telle excuse. Nous sommes bel et bien en présence d’une gloutonnerie manifeste. L’œuf qui vient d’être pondu est sans doute un manger délicat, d’où s’exhale un fumet irrésistible. C’est peut-être là, conclut M. P., tout ce qu’il faut voir en la chose, une imperfection de l’instinct social, que la sélection n’est point parvenue à corriger (p. 111). »

On sait pourtant à quel point l’instinct social domine dans la ruche. Elle offre le parfait spectacle de l’égoïsme collectif, Si la reine y est tant choyée, c’est que d’elle et de sa fécondité dépendent la population et l’opulence de la colonie. Les mâles sont sacrifiés, dès qu’ils ne sont plus utiles, après l’essaimage, par exemple. Les ouvrières expulsent sans pitié ces bouches inutiles, et les jettent violemment à la porte, sans toutefois les frapper de l’aiguillon. On les trouve dehors, où ils périssent misérablement de faim et de froid. Certes, notre auteur le dit fort bien, « les hommes ne sont pas heureux dans cet état où les femmes gouvernent et ont seules le privilège de porter l’épée » (p. 53).

Venons à l’intelligence. La mémoire en forme l’assise, et l’on n’ignore point quel rôle elle joue dans les espèces supérieures. Le cheval est bête, disent ceux qui le pratiquent, mais il a de la mémoire. Tout récemment, à l’école de Fontainebleau, un cheval ayant laissé son cavalier à terre, et s’étant blessé lui-même au front, revenait seul au quartier et allait tout droit, non pas à l’écurie, mais à l’infirmerie, où on l’avait déjà conduit un jour en pareille circonstance. Le même fait, m’a raconté un élève de l’école, s’était produit peu auparavant. M. P. ramène, lui, à une simple opération de mémoire le sens mystérieux d’orientation qu’on accordait aux abeilles : les futures butineuses qui font le « soleil d’artifice », quand elles sortent de la ruche pour la première fois, en explorent les abords en décrivant des cercles de plus en plus vastes, la tête tournée vers le lieu qu’elles viennent de quitter, et le souvenir qui les guidera ensuite « s’est fait par le plus sûr et le plus simple des procédés, puisque le chemin du retour est appris à l’aller dans la situation même du retour » (p. 64).

Ainsi M. P. s’attache toujours à donner une explication rationnelle des facultés mystérieuses que certains observateurs se plaisaient à concéder aux abeilles. Il explique, avec Darwin (p. 58), leur génie archi-