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REVUE GÉNÉRALE.histoire et philosophie religieuses

l’avenir pourra garder du sentiment religieux ce qu’il y avait en lui de plus pur : d’une part, l’admiration du Cosmos et des puissances infinies qui y sont déployées ; d’autre part, la recherche d’un idéal, non seulement individuel, mais social et même cosmique qui dépasse la réalité actuelle. » Et M. Guyau ne craint pas de conclure : « L’irréligion, telle que nous l’entendons, peut être considérée comme un degré supérieur de la religion et de la civilisation même. »

Bien que je prise très haut les qualités de cette belle œuvre qui sera le legs de M. Guyau à la philosophie française, je suis dans l’obligation de dire ici mon sentiment sur le fond du débat. Eh bien, j’estime que M. Guyau, malgré son effort pour pénétrer au cœur même du sujet, n’a fait que l’effleurer, que d’un bout à l’autre de son étude aussi consciencieuse qu’indépendante, il est resté au dehors. Il a démonté tous les rouages de la machine, mais il a négligé le ressort qui la fait marcher. « On ne nous taxera sans doute pas d’ignorance à l’égard du problème religieux, patiemment étudié par nous sous toutes ses faces, » dit-il, quelque part. Assurément non ; mais autre chose est d’être bien informé, autre chose d’avoir compris. Or, si des organismes tels que le catholicisme, tels que le protestantisme allemand et anglais continuent de vivre d’une vie si intense en dépit de la rapide diffusion des principaux résultats des sciences naturelles, c’est qu’ils répondent à des besoins durables et profonds. On nous disait il y a cinquante ans : Attendez que les résultats des progrès des sciences aient pénétré par l’école à tous les foyers et vous verrez l’effet produit sur les religions positives. Or je défie qu’on prétende que les données de la physique et de l’histoire naturelle courante n’aient pas été mises à la portée de tous en Allemagne, en France, en Angleterre, aux États-Unis d’Amérique, et cependant les sociétés religieuses ne font chaque jour qu’y prendre de nouvelles forces. Dans les pays de religion protestante, des personnes d’un réel mérite, alarmées de voir le désaccord qui régnait entre l’enseignement des Églises et les données de la science régnante, ont entrepris de recommander sous le nom de « protestantisme libéral ou moderne » une religion épurée, débarrassée de toute superstition. Elles ont échoué dans leur tentative. Quant aux essais de « vieux catholicisme », je n’aurai pas la cruauté d’insister sur un si lamentable fiasco.

Qu’est-ce donc qui fait vivre la religion, en dépit de bien des fautes commises depuis plusieurs siècles par ceux qui ont qualité pour parler en son nom ? Ce n’est, en réalité, ni le dogme, ni le culte ; c’est un sentiment, qui trouve dans le dogme et dans le culte traditionnels une expression plus ou moins satisfaisante. C’est ce sentiment que M. Guyau ne me paraît pas avoir nettement discerné et dont, par suite, il n’apprécie pas l’importance à sa juste valeur. J’ajoute que, s’il est devenu si difficile à des écrivains philosophiques de langue française de comprendre les questions religieuses, la faute en est au détestable parti pris de l’école de Cousin, qui a tout fait pour les en détourner, soit par