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sous Domitien seulement, c’est-à-dire dans les dernières années du Ier siècle de notre ère. Seulement, à la différence de celle-ci, ils estiment que dans le corps de cette œuvre se rencontrent un certain nombre de visions, d’un caractère franchement juif, qui auraient été rédigées une trentaine d’années auparavant et que l’auteur chrétien, les jugeant éloquentes et dignes d’être conservées, a insérées telles quelles dans son œuvre ; si le plan et la suite des idées n’ont pas laissé de souffrir de ces intercalations, on s’en console en pensant que l’écho de la grande crise de l’an 70 s’est conservé jusqu’à nos jours mêlé à une composition plus récente.

Ce qu’il y a assurément de fort grave en tout ceci, c’est la facilité avec laquelle la critique s’est déjugée. Voilà, en effet, un des points où les théologiens modernes s’étaient montrés le plus résolus et où leurs vues semblaient devoir triompher sans contestation. La tradition elle-même ne pouvait beaucoup s’offenser d’une opinion qui rapprochait l’Apocalypse du berceau même des origines chrétiennes et en faisait un témoin authentique de la plus ancienne doctrine ecclésiastique. Eh bien, il a suffi d’un accroc, d’une supposition ingénieuse due à un débutant — supposition qui, sous sa première forme, est assurément inadmissible. — pour déterminer d’éclatantes défections, qui ressemblent presque à une débandade. Ceux-là mêmes qui ne souffraient pas qu’on contestât que l’Apocalypse de saint Jean fût antérieure à la catastrophe de l’an 70 de notre ère, à la prise de Jérusalem par Titus, admettent aujourd’hui une date plus récente, à l’exception de certains morceaux qui, prétendent-ils, se détachent eux-mêmes du livre et n’y sont reliés que d’une façon tout extérieure. En vérité, si les partisans de la tradition sont adroits, ils ont là l’occasion d’une belle revanche à prendre.

Quant à nous, nous sommes fort désintéressé dans le débat par la raison que nous étions arrivé, par une voie absolument indépendante, avant d’avoir pris connaissance tant du travail de M. Vischer que du débat considérable auquel sa proposition a donné naissance, à contester la date préconisée par la critique. Étant prié, il y a trois ans, au moment même où M. Vischer faisait connaître au public son hypothèse de l’Apocalypse juive, de rédiger pour la Grande Encyclopédie un article sur l’Apocalypse canonique du Nouveau Testament, nous rendions compte des idées le plus généralement adoptées et qu’ont défendues dans notre langue MM. Reuss, Renan et Sabatier, et nous faisions à leur endroit des réserves significatives. Nous faisions voir quelle difficulté il y avait à placer le livre avant l’année 70, lorsque plusieurs passages indiquent un développement déjà avancé de l’organisation et de la doctrine ecclésiastiques. Tout en admettant que l’écrivain a prétendu désigner et la Rome des Césars et l’empereur Néron, persécuteur des chrétiens, nous faisions voir que l’œuvre ne devait pas avoir vu le jour avant les dernières années du Ier siècle. Nous étions loin de nous douter que la thèse que nous soutenions allait subitement recevoir un renfort aussi inattendu, et que l’apparente unanimité des critiques était