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jetais. Mais je crois qu’il y avait un autre défaut d’abstraction chez la chienne. Le gibier mort devait susciter en elle des images, des tendances assez vives qui devaient tendre à empêcher la manifestation d’autres tendances et se manifestaient par l’action de lécher le gibier, faute de mieux. Si d’un côté elle était incapable d’élever à un degré d’abstraction suffisante l’idée et la tendance de rapporter, d’un autre côté elle était surtout, je crois, incapable d’abstraire suffisamment, dans le complexus de sensations, d’images, d’émotions qui représentait en elle le gibier, les éléments qui étaient communs au gibier et aux autres corps qu’elle rapportait sans difficulté. Le cas d’agglutination des phénomènes psychiques est peut-être la règle chez les animaux, les instincts paraissent tellement fixés chez eux qu’ils ont longtemps semblé immuables. Il n’en est rien, au moins en certains cas, mais la plasticité de l’esprit est souvent faible et l’on voit les abstractions et les généralisations les plus simples, les plus faciles en apparence ne pouvoir s’effectuer. « Ayant laissé quelque temps un nid de fourmis sans nourriture, dit sir John Lubbock, je mis du miel sur une petite planchette de bois, entourée d’un petit fossé de glycérine, large d’un demi-pouce et profond d’environ 1/10 ; sur ce fossé je plaçai un pont de papier, dont une extrémité reposait sur de la terre meuble. Cela fait, je mis une fourmi au miel, et aussitôt une petite troupe se rassembla autour. Je déplaçai alors un peu le pont de papier. Les fourmis, ne pouvant passer à travers la glycérine, vinrent sur le bord et tournèrent tout autour, mais sans pouvoir traverser ; il ne leur vint pas à l’idée de faire soit un pont, soit une digue à travers la glycérine, au moyen de la terre meuble que je leur avais donnée si à propos. Gela me surprit beaucoup, étant donnée toute l’ingéniosité avec laquelle elles se servent de la terre dans la construction de leur nid[1]. » Il y a ici un manque très évident d’abstraction et de généralisation sur lequel il est inutile d’insister. Un fait très curieux aussi qui montre jusqu’à quel point les phénomènes peuvent être ainsi soudés dans des associations invariables, est rapporté par M. Fabre et cité par M. Romanes, à qui je l’emprunte : « Un sphex creuse un tunnel, s’envole et cherche sa proie qu’il rapporte, paralysée par son dard, jusqu’à l’orifice de son tunnel, mais, avant d’y introduire sa proie, il y entre seul pour voir si tout est bien. Pendant que le sphex était dans son tunnel, M. Fabre éloigna un peu la proie ; quand le sphex ressortit, il ne tarda pas à retrouver sa proie et l’apporta de nouveau jusqu’à l’orifice ; mais

  1. Sir John Lubbock, Fourmis, abeilles et guêpes, éd. française, t. II, p. 11.