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correspondance

La pluralité des existences ressort, selon nous, de ce qu’il y a des faits, c’est-à-dire des choses accomplies, des touts fermés. Et il y a des faits, parce qu’il y a dans le phénomène ces deux éléments inséparables : l’être et le non-être, ou encore le continu et le discontinu. M. Dauriac se demande comment le continu et le discontinu peuvent être des faits, et il n’en trouve pas la raison. Nous ne la trouvons pas non plus. Mais justement ces deux termes ne sont pas des faits, nous l’avons dit plusieurs fois (p. 373), ils ne sont que les éléments des faits. L’un en donne en quelque sorte l’étoffe, l’autre marque les coupures de cette étoffe ; l’un fournit l’élément positif, l’autre l’élément négatif. « Donner le nom de fait au non-être, dit M. Dauriac, cela ne revient-il pas à réaliser le néant ? » Assurément, et nous avons écrit nous-même : « Un fait de non-être, nous ne savons ce que cela peut signifier. »

La diversité qualitative des existences m’a conduit à affirmer que partout se trouve un élément d’activité à côté d’un élément d’inactivité, un élément de liberté à côté d’un élément de détermination. En effet, après avoir étudié les notions d’activité et de liberté, j’ai cru devoir les rapprocher de celle de différence, de même que j’ai rapproché de celle de ressemblance les notions d’inactivité et de détermination causale. M. Dauriac n’admet pas ces rapprochements, et cela ne nous étonne pas, car il les interprète inexactement. — D’abord, il suppose qu’à notre point de vue l’actif s’exerce sur l’inactif. C’est inacceptable, pense-t-il, car il faut une activité pour subir une autre activité ; l’activité appelle une résistance, et la résistance est elle-même une activité. Sans doute ; mais nous l’avons dit nous-même. Pour nous, l’inactif ne résiste, ni n’attaque (p. 171). Il est en dehors, à côté de la lutte. Celle-ci ne se produit pas d’une face à l’autre, mais d’un fait à l’autre, entre deux activités. C’est ainsi que le différent d’un fait n’est tel qu’à l’égard du différent d’un autre fait ; il n’est point différent à l’égard du ressemblant avec lequel il coexiste. — M. Dauriac suppose ensuite que, d’après nous, le propre des faces (car nous définissons le différent et le ressemblant, l’actif et l’inactif, le libre et le déterminé, comme des faces du phénomène) est de se fondre, de se pénétrer l’une l’autre, et il se demande si notre distinction du libre et du déterminé a une autre valeur que celle d’une distinction de point de vue. Mais ici encore la supposition n’est pas justifiée. L’idée de face exprime la coexistence dans une même réalité (p. 149), et non la fusion. Dès lors, l’élément de liberté et celui de détermination peuvent être essentiellement distincts. Ils peuvent l’être, même avant que la avant que la pensée les découvre, comme d’ailleurs tous les premiers caractères de la réalité, comme le différent et le ressemblant eux-mêmes ; car, ainsi que nous l’avons dit (p. 97), ils sont découverts, dégagés par la pensée, mais non produits par la pensée, à laquelle ils préexistent. Cela suppose, il est vrai, une doctrine plus large que l’intellectualisme, mais telle est bien la nôtre, et on doit prendre ce caractère en sérieuse considération, particulièrement sur la question de la liberté.