Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVII, 1889.djvu/526

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
516
revue philosophique

au point de vue du caractère et des sentiments du cœur. Puis il nous raconte la vie de Valentin Haüy, et nous initie aux procédés dont il usa, pour instruire les malheureux enfants dont il s’était fait le protecteur, et aux perfectionnements que ces procédés ont reçus depuis. L’ouvrage se termine par des considérations sur l’état actuel des aveugles dans la société, et sur ce qu’il y aurait encore à faire en leur faveur.

La partie philosophique du livre, c’est la première, intitulée Psychologie de l’aveugle. Comme, chez les clairvoyants, la vue est de tous les sens le plus constamment en exercice, et que même il y a pour eux avantage à remplacer dans une foule de cas l’action des autres sens par l’action de celui-là seul, les clairvoyants sont naturellement portés à croire que les aveugles ont une existence aussi misérable que celle qu’ils se représentent comme devant être la leur au cas où ils auraient à passer le reste de leurs jours dans l’obscurité. L’auteur montre bien que c’est là une opinion très fausse, et que le tact, l’ouïe, l’odorat, que la prééminence de la vue déprime et écrase chez nous, donnent à l’aveugle une multitude de sensations dont nous pouvons à peine soupçonner l’acuité, la délicatesse, la variété ; de sorte que le monde de représentations dans lequel il vit n’est peut-être ni moins beau, ni moins riche que le nôtre. On peut seulement regretter — sans toutefois lui en faire un reproche, puisqu’il ne songeait pas à faire proprement œuvre de philosophe — que M. de la Sizeranne ne nous ait pas dit si, parmi les sens qui sont si éveillés chez l’aveugle, il n’en est pas un qui joue le même rôle dans leur représentation que joue la vue dans celle des clairvoyants, c’est-à-dire qui se subordonne les sensations de tous les autres ; en un mot, un sens qui soit capable de ce que, depuis Reid, on appelle des perceptions acquises, et quel est ce sens. Autant que nous en pouvons juger, aucun sens chez l’aveugle n’offusque aussi complètement tous les autres que fait la vue chez nous. Il est même probable que la prédominance appartient tantôt à l’un, tantôt à l’autre, suivant les circonstances. Cependant il semble bien que l’ouïe l’emporte à cet égard sur l’odorat, et même sur le tact ; car, dans la représentation de l’aveugle, les objets sonores se caractérisent surtout par le son qu’ils rendent. Par exemple, un homme que nous connaissons est pour nous, physiquement, une certaine coupe de physionomie, une certaine taille, une certaine démarche, toutes choses visibles ; pour l’aveugle, c’est surtout et presque exclusivement un son de voix. Il y avait là une question intéressante dont M. de la Sizeranne, s’il l’avait voulu, eût pu nous donner la solution positive.

Les impressions sensibles ayant chez les aveugles cette richesse et cette variété, quoi d’étonnant qu’ils puissent avoir au plus haut point le goût des arts ? Et de fait il en est beaucoup qui sont des musiciens de premier ordre ; plusieurs ont été sculpteurs, et sculpteurs distingués, par exemple M. Vidal qui, tous les ans, expose au salon des statues d’animaux toujours fort remarquées. Enfin M. de la Sizeranne montre bien qu’un aveugle peut être poète, et même poète descriptif,