Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVII, 1889.djvu/518

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
508
revue philosophique

raison de rejeter cette thèse rigoureuse, bien qu’elle ait pour elle la jurisprudence d’un empereur romain, imbécile, il est vrai. Cependant, je demande en quoi l’acte commis par le somnambule que j’imagine diffère essentiellement de l’acte qu’il eût commis à l’état de veille s’il avait, dans cet état, tué et volé son voisin, comme il était bien déterminé à le faire, d’après mon hypothèse. Dans ce cas comme dans l’autre, le déterminisme de l’acte eût été complet. Mais si, au point de vue de la liberté, ces deux manières d’agir s’équivalent, il n’en est pas de même au point de vue de l’identité. Le somnambule auquel on impute un coup de pistolet tiré par lui durant sa veille se reconnaît le même qu’au moment où il l’a tiré ; si on l’accuse d’un coup de pistolet qu’il a tiré pendant son sommeil, mais qu’il a oublié ou dont il se souvient comme nous nous souvenons d’un songe, il attribue et il a raison d’attribuer ce crime ou cette tentative de crime à un autre que lui, et il a beau pactiser avec cet autre, s’applaudir de ce que cet autre a fait, il ne saurait être son alter ego, ni même son complice. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est, s’il a eu connaissance de sa maladie somnambulique, de n’avoir pas pris des précautions propres à prévenir les suites déplorables qu’elle a eues et qu’il pouvait prévoir. — M’objectera-t-on, par hasard, que mon principe m’oblige à regarder le somnambule endormi aussi longtemps qu’il reste endormi, comme responsable des crimes commis par lui durant son sommeil ? Ce serait oublier que ce moi anormal et mutilé, ce moi polarisé et hermétiquement clos en soi, du somnambule pendant son accès, est aussi dissemblable à lui-même d’un instant à l’autre que détaché de son milieu, qu’il n’a rien de social pas plus qu’il n’a rien de logique, de cohérent, d’identique à soi, et qu’il n’y a, sans sociabilité, nulle responsabilité morale possible pas plus que sans identité. Les mêmes raisons, on le remarquera, défendent d’incriminer les actes émanés d’un fou durant sa folie, et, a fortiori, de lui reprocher, après sa guérison, les meurtres, les vols, les viols qu’il a pu commettre avant. — Ce qui singularise tout à fait le cas de Félida, soit dit en passant, c’est que ses deux personnalités si distinctes appartiennent pareillement au milieu social et sont séparément identiques à elles-mêmes. Si cette exception venait jamais à se multiplier, je ne doute pas que le législateur ne fût conduit à régler, conformément aux observations ci-dessus, les questions si délicates d’imputabilité auxquelles donnerait lieu la coexistence de ces deux âmes commensales du même cerveau, séparées par un invisible mur mitoyen, mais, après tout, non moins différentes l’une de l’autre que peuvent l’être les deux âmes des frères Siamois.

Je suis frappé de voir, à ce propos, par combien de voies différentes, et convergentes à leur insu, les explorateurs contemporains des nouveaux mondes psychologiques aboutissent à cette conclusion, qu’il y a je ne dis pas vaguement une pluralité, mais, ce qui est plus précis, une dualité de personnes en nous. Ce dédoublement de l’âme a d’abord frappé les aliénistes, parce que, chez l’aliéné, le rapport des deux moi,