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s’est mieux rendu compte ensuite de certains faits déjà connus, mais mal compris, et qu’on a nommés les suggestions à l’état de veille. Par exemple, « Mme D., nous dit M. Liégeois (p. 411), est une jeune femme fort intelligente ; elle a reçu une excellente éducation ; elle résiste d’abord énergiquement à toute suggestion (sans sommeil) ; peu à peu l’hésitation arrive et finalement la pensée et l’acte suggérés s’imposent à sa volonté défaillante. Je lui suggère l’idée qu’elle me doit mille francs. Elle se récrie. J’insiste ; l’hésitation apparaît, puis la lumière se fait et la conviction se forme. La mémoire revient à Mme D., elle reconnaît devant témoins que mon prêt est réel et souscrit le billet suivant : Au 1er janvier prochain, etc. — Je produis chez Mlle P. un automatisme si absolu (toujours à l’état de veille), une disparition si complète du sens moral, que je lui fais tirer sans sourciller un coup de pistolet sur sa mère. La jeune criminelle paraît aussi éveillée que les témoins de cette scène. » Voilà des faits tels que le plus haut passé a pu en voir, et même en plus grande abondance que de nos jours ; mais, toutes les fois que l’empire d’une autorité impérieuse sur un jeune fanatique, sur un néophyte politique ou religieux, s’est manifesté d’une manière analogue ou plus extraordinaire encore, on a jugé que l’exécutant de ces idées d’autrui devait en être responsable, je ne dis pas parce qu’il aurait pu, s’il l’eût voulu, agir autrement, mais parce qu’il était réputé avoir fait ces actes siens. A-t-on eu raison ? La comparaison de ces actes avec les actes analogues, évidemment étrangers et non siens, suggérés à l’hypnotique pendant son sommeil, nous prouve qu’on a eu tort, toutes les fois du moins que l’ascendant de la volonté dominatrice sur l’âme du catéchumène n’avait pas duré assez longtemps pour s’y être intériorisé en une nouvelle nature factice, en un néoplasme moral aussi profond qu’artificiel. Une plus grande indulgence est due, une plus large part d’irresponsabilité doit être faite à un jeune régicide, fanatisé de la veille, et dont l’acte jure avec la douceur habituelle de son caractère, qu’à un vieux dynamiteur de profession, né inoffensif peut-être, mais endurci et perverti à fond par trente ou quarante années de conspirations criminelles, et d’apprenti devenu patron en ce métier féroce. Voilà nos principes, et je vois qu’en somme toutes les législations les prennent pour guides ; mais c’est précisément l’inverse qu’on devrait juger si le degré de responsabilité morale devait se mesurer au degré de liberté volontaire. Moins encore, ce semble, que le jeune fanatique, le vieux conspirateur a pu vouloir autre chose que ce qu’il a voulu.

J’ai le regret de constater que M. Liégeois ne se place nullement à notre point de vue. Il proteste, p. 604, contre l’opinion d’Esquirol qui admet la responsabilité du somnambule naturel relativement aux actes commis pendant son sommeil, et voici en quels termes : « Le somnambule, dit-il,… comme l’aliéné, est le jouet de son idée fixe. Il n’y a pas plus de liberté chez l’un que chez l’autre ; or, là où il n’y a pas de liberté, il ne saurait y avoir culpabilité, et c’est vraiment une