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ANALYSES.j. liégeois. Suggestion et somnambulisme.

que, dégagée ainsi de tout élément superstitieux, la religion eût acquis une pureté et une force supérieures.

En eût-il été de même de la morale ? On peut croire, il est vrai, que la pratique généralisée de la suggestion dès les plus hauts temps[1] eût supprimé d’avance dans les esprits tout crédit à l’idée du libre arbitre si elle avait pu y apparaître, et eût défendu à jamais d’asseoir l’imputabilité morale, la culpabilité, sur l’autonomie absolue de l’individu, que personne n’eût songé à regarder comme pouvant être la cause première et unique de ses actions. Mais est-ce là le seul fondement où la moralité puisse s’édifier ? Je ne le crois pas ; je crois même que l’idée de fonder la responsabilité criminelle sur la liberté métaphysique du vouloir n’a jamais été qu’une opinion d’école, répudiée au fond par tous les législateurs. Si, comme je n’en doute pas, la mode de l’hypnotisme a contribué dans ces dernières années à nous faire toucher du doigt notre dépendance relative et inconsciente à l’égard de notre entourage, et la complicité du milieu social dans chacun des crimes que l’individu y exécute pour ainsi dire par délégation de tous, je ne pense pas que cette mise en lumière d’une vérité trop oubliée soit de nature à désarmer la société dans sa lutte défensive contre les malfaiteurs qui, pour être ses complices dans une certaine mesure, n’en sont pas moins ses ennemis, et, pour avoir cédé aux passions et aux besoins nés d’elle, ne se les sont pas moins appropriés individuellement avec toutes leurs conséquences. L’hypnotisme a été une grande visite populaire au sous-sol du moi, aux caves souterraines où se pressent les trucs et les mécanismes quelconques employés pour la représentation de la personne. Nous savions bien, jusque-là, vaguement, qu’il y avait en nous des ressorts dont le tribun, le prédicateur, le séducteur, le racoleur, l’apôtre, le charlatan, pressaient le bouton plus ou moins caché ; mais il s’agissait de le rendre apparent. Puis, il nous était toujours loisible de penser, avec vérité, que, si nous voulions, nous pouvions toujours résister à ces quasi-suggestions connues de toute antiquité. Mais c’est l’idée même de vouloir qui, dans certains cas, ne pouvait pas nous venir, comme l’hypnotisme nous l’a montré ; et il nous l’a montré en nous faisant voir que cette idée de vouloir et la volonté sont elles-mêmes des ressorts dont le bouton peut être pressé. Cela prouvé, on

  1. D’ailleurs, l’hypothèse où je me place implique une impossibilité de fait. Ce qui était impossible, ce n’est pas que les phénomènes hypnotiques fussent découverts isolément, çà et là, l’un ici, d’autres plus loin ; cela l’était si peu, qu’en réalité ces découvertes éparses et disséminées ont eu lieu, la sorcellerie de tout temps n’ayant été que leur exploitation. Mais, dans le haut passé, il était impossible que ces connaissances parvinssent à se répandre partout et, par suite, à se rejoindre, à s’entr’éclairer ; il était impossible, à ces époques où l’horizon des imitations était encore nécessairement si rétréci (car son extension graduelle est le plus lent comme le plus régulier des progrès), que ces secrets merveilleux ne fussent pas monopolisés sur place, transmis héréditairement comme des remèdes de famille. Dans ces conditions, il était inévitable que l’hypnotisme, ou plutôt le somnambulisme naturel, favorisât la superstition au lieu de l’empêcher.