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dont il s’agit ait eu, aux yeux de Xénophane, une importance prépondérante, que ce physiologue soit précisément parti de là pour opposer aux systèmes de ses devanciers une conception nouvelle des choses, et qu’il ait dérivé de la croyance à l’illimitation du monde ses autres opinions. D’ailleurs eût-il raisonné comme le veut Tannery, qui prouve que le dilemme où l’on veut qu’il s’enferme fût déjà clairement aperçu et tenu pour fondamental par Anaximandre ?

Si les textes et les arguments invoqués par Tannery ne nous paraissent pas convaincants, en revanche nous trouvons dans les textes qu’il repousse ou néglige des raisons pour incliner vers la thèse contraire à la sienne. Pourquoi veut-il que le témoignage d’Aristote et de Théophraste soit absolument sans valeur, et que ce dernier ait pris justement le contre-pied de la vérité quand il a dit que, si le mélange d’Anaxagore est entendu dans le sens d’une matière illimitée quant à la nature et quant à la grandeur, il devient analogue à l’infini d’Anaximandre ? Et si Aristote, de qui vraisemblablement procède ici Théophraste, a manqué lui-même d’idées nettes et précises sur la nature de l’espace, s’ensuit-il que l’indication dont il s’agit ne puisse, quant à son sens général, être rapportée à une tradition historique ? Les fragments des physiologues et les textes des doxographes ne sont pas défavorables à la thèse de l’illimitation. Le περιέχειν ἅπαντα καὶ πάντα κυβερνᾶν, dont le sujet est ἄπειρον, s’entend mieux d’un indéfini semblable à une atmosphère sans bornes qui entoure une sphère, que d’un indéfini réduit à n’être qu’une enveloppe sphérique sans épaisseur. Le texte du doxographe suivant lequel Anaximandre fait la substance illimitée pour que la génération puisse se produire sans fin, semble impliquer l’idée d’un infini en grandeur. Il se peut que ce texte vienne d’Aristote. Cela suffit-il donc pour qu’il soit sans valeur ? L’attribution même que les doxographes font à Anaximandre de la doctrine des mondes simultanés, pour contestable qu’elle est, se comprend mieux si Anaximandre professait l’infinité de la matière.

La vérité, c’est que les textes ne nous disent pas grand’chose sur la question que s’est posée Tannery. À les lire sans être averti, on pourrait fort bien laisser passer cette question inaperçue. Ce qui domine dans les quelques textes que nous possédons, ce sont des indications sur l’idée qu’Anaximandre se faisait du principe des choses, sur la mort qui attend tout ce qui prend naissance, sur l’éternité de la matière à travers ses transformations infinies, sur la séparation comme cause de la production des choses, sur le mouvement éternel comme cause de cette séparation même. Il est vrai que ces concepts sont plus métaphysiques que celui de la perpétuité du mouvement diurne et de la limitation de l’univers comme impliquée par ce mouvement. Qu’y faire, et comment prouver que ces concepts ne tenaient que peu de place dans les préoccupations d’Anaximandre, tandis que ceux dont les traces sont quasi effacées auraient constitué le fond de sa doctrine ? La netteté ou l’indécision des textes sont forcément pour nous la mesure