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ANALYSES.p. tannery. La science hellène.

donc pas philosophe pour les poser et pour y donner telle ou telle solution à laquelle l’analogie peut conduire. Si les doctrines des physiologues ne nous offraient, en dehors des thèses scientifiques proprement dites, que des conceptions de ce genre, il ne faudrait pas dire qu’ils ont joint à leurs recherches scientifiques quelques spéculations philosophiques, il faudrait dire qu’ils n’ont pas philosophé du tout.

Mais ces doctrines nous offrent une foule de conceptions d’un tout autre genre, telles que les idées sur l’infini et le fini, sur l’indéterminé et le déterminé, sur la réalité ou la phénoménalité du mouvement, sur l’essence de la matière, idées qui, de l’aveu de Tannery lui-même, tiennent une place considérable dans l’histoire intellectuelle de cette époque.

Comment nier que ces conceptions aient un caractère métaphysique ?

Dira-t-on qu’elles ont leur origine dans l’expérience ? Mais toutes les idées de l’homme sont dans ce cas ; et s’il fallait, pour pouvoir affirmer le caractère métaphysique d’une idée, prouver qu’elle a été conçue entièrement a priori, on serait réduit à confesser que la métaphysique n’a jamais existé. Ceux qu’on appelle métaphysiciens n’ont apparemment pas disposé d’un autre organe de connaissance que les autres hommes. Ce n’est pas la source première d’une conception qui lui donne un caractère métaphysique, c’est la manière dont elle est élaborée. Si elle est calculée de manière à représenter purement et simplement la nature des choses dans notre conscience, elle est scientifique. Quand elle tend à satis faire les besoins de notre esprit lui-même et à composer, des éléments que l’expérience nous offre, un tableau où il se complaise et se retrouve, elle est métaphysique.

Mais précisément, allègue Tannery, ce caractère fait défaut dans les systèmes des anciens physiologues, qui tous, avant Mélissos, sont réalistes et matérialistes ? On peut répondre que le réalisme et le matérialisme sont déjà des doctrines métaphysiques. D’ailleurs, quel degré d’abstraction ne supposent pas des doctrines telles que celle de la continuité des formes au sein de la matière, que Tannery attribue à Anaximandre et à Anaximène, celle du continu dans l’unité qu’il trouve chez les Éléates, ou celle de la synthèse de l’unité et la composition, comme conciliation du monisme et du dynamisme, qu’il trouve chez Anaxagore !

Il semble donc que l’histoire des doctrines antésocratiques sorte de cette refonte moins transformée que ne l’annonçait la préface et que ne le faisait supposer la disposition des matières dans chacun des chapitres. Dans l’exposition même que nous avons sous les yeux, les physiologues nous apparaissent comme très philosophes. Ce n’est pas seulement parce que Tannery a su nous montrer ce côté de leur œuvre de la façon la plus savante et la plus attrayante que nous le remercions de ne l’avoir point laissé dans l’ombre : lui-même nous donne le sentiment que son livre eût été moins vrai, eût été gâté par une omission grave, si cette partie du sujet eût été traitée avec moins de développement.