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trines que comme discordantes et contradictoires ? Une opposition dialectique comme celle qu’on établit d’ordinaire entre les dynamistes et les mécanistes, entre les réalistes et les idéalistes, n’est pas désordre et incohérence : c’est le oui et le non sur un même problème, c’est-à-dire deux positions symétriques sur un même terrain. Enfin, nous pardonnerons à l’historien de nous présenter un tableau confus, si dans les faits eux-mêmes la confusion a régné. Certes, en cherchant l’ordre, non au point de vue de la ressemblance, mais au point de vue de la causalité, on devrait pouvoir le découvrir en toute matière. Mais, surtout quand il s’agit de la genèse des idées, il se peut que l’état des documents et la complexité des problèmes nous rendent la tâche irréalisable. L’individualité intellectuelle de l’homme n’est peut-être, je le veux, qu’une apparence ; mais les cas ne sont pas rares où cette apparence équivaut pour nous à la réalité.

Peu importe toutefois que la méthode de Tannery soit imparfaitement justifiée a priori par les lois générales de l’esprit humain et par la liaison introduite entre les faits. La vraie question est de savoir dans quelle mesure sont conformes aux faits les résultats auxquels elle nous conduit.

Les physiologues, nous dit Tannery, sont des savants qui, par accident, ont philosophé ; ce ne sont pas des philosophes qui, par surcroît, ont cultivé les sciences.

Je ne sais tout d’abord si cette formule exprime exactement l’impression que nous laisse la lecture du livre de Tannery lui-même.

Ces savants, dit-il, ont philosophé. Et il nous montre, par exemple, comment Anaximandre ne s’est pas contenté de faire des inventions cosmographiques ou des observations et des hypothèses cosmologiques, comment même il ne s’est pas borné à imaginer un concept très abstrait de la matière universelle, mais comment il a abordé un problème à tout jamais insoluble, celui de l’origine et de la destinée de l’univers. C’est par sa thèse de la succession indéfinie des mondes qu’Anaximandre appartiendrait à la philosophie. Mais cette question est-elle en effet philosophique ? Elle dépasse la portée de notre science, soit. Mais dépasse-t-elle la portée de la science en général ? Qu’est-ce que la science, sinon la connaissance des conditions des phénomènes d’où résulte la possibilité de restituer indéfiniment le passé et de prévoir indéfiniment l’avenir ? Tout ce qui est observable, tout ce qui se produit dans le temps est du domaine de la science ; et quand les évolutionnistes, brisant les barrières élevées par le positivisme, poussent aussi avant que possible dans la recherche du passé et de l’avenir des choses, ce que leur reprochent leurs adversaires, ce n’est pas de s’attaquer à des problèmes extra-scientifiques, c’est de méconnaître l’insuffisance des données expérimentales dont nous disposons pour résoudre de pareilles questions. Ces questions sont posées par la science elle-même ; si elles pouvaient être résolues, ce serait par la science et par elle seule, puisque ce sont des questions de fait. On n’est