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ANALYSES.p. tannery. La science hellène.

être un disciple des physiologues grecs ; et ce sera merveille si les hypothèses entre lesquelles hésitera la pensée moderne ne rappellent pas telle ou telle des opinions soutenues par ces antiques penseurs.

Ainsi la méthode inaugurée par Tannery n’est pas seulement originale et ingénieuse : elle se justifie par sa fécondité, par l’importance de ses résultats. Que penser maintenant de la valeur absolue de ces résultats et de cette méthode ?

Certes, il était nécessaire de conduire des recherches dans cette direction ; et l’on ne peut trop s’applaudir qu’un savant, un helléniste et un esprit sagace et délié, tel que Tannery, se soit donné cette tâche, aussi belle que difficile. Mais sommes-nous ici en présence d’une expérience féconde, ou d’une démonstration définitive ? C’est ce que la nouveauté des conclusions nous invite tout particulièrement à rechercher.

Pour nous engager à adopter sa méthode, Tannery s’appuie tout d’abord sur les lois de l’esprit humain, lequel, dit-il, va, par nature, du concret à l’abstrait. Mais ce n’est là qu’une formule bien générale : il faudrait, pour en faire une règle précise et utile à l’historien, pouvoir dire que l’esprit humain ne s’élève jamais du concret à l’abstrait que petit à petit, graduellement, sans avoir la faculté de franchir d’un bond plusieurs intermédiaires. Or qui peut affirmer qu’il en soit ainsi ; et les conceptions mêmes que Tannery attribue aux physiologues, telles que l’illimitation interne de la substance chez Anaximandre, ou le mélange infini chez Anaxagore, ne représentent-elles pas des sauts dans l’abstrait d’une prodigieuse hardiesse ? L’enfant est métaphysicien, disait Cl. Bernard. Ne peut-on pas dire, à tout le moins, que la marche de l’esprit humain est loin d’être uniforme, et que, si les uns, rivés au sol, ne songent pas à s’en écarter, d’autres au contraire ne se font des faits qu’un tremplin pour s’élancer dans le monde des idées, où ils s’installent pour contempler les choses ? Pourquoi les Grecs n’auraient-ils pas été dans ce cas ? Sur ce point nous ne pouvons rien affirmer a priori.

Je remarque, ajoute Tannery, que du biais dont je considère la culture antésocratique, l’accord se met tout naturellement entre des doctrines qui, autrement, apparaissent discordantes et contradictoires. Certes, il en est ainsi, et il n’en pouvait être autrement. Sur le terrain des faits les hommes s’accordent nécessairement mieux que sur le terrain des idées. Tous les esprits cultivés d’une même époque et d’un même pays ont à peu près, sur les principaux phénomènes de la nature, les mêmes connaissances fondamentales. Surtout il en était ainsi dans un temps où la somme des connaissances positives était extrêmement restreinte. C’est l’interprétation des faits, ce sont les idées diverses qu’ils suggèrent aux uns et aux autres qui divisent les hommes. L’histoire ne peut pas reléguer ces idées au second plan par cette seule raison qu’elle ne réussit pas à les accorder entre elles au même degré que les opinions scientifiques.

Est-il bien sûr d’ailleurs que les expositions des doctrines des physiologues qui ont été faites jusqu’ici n’aient jamais présenté ces doc-