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une recherche directe des faits. Savant en même temps que philologue, il était mieux préparé que personne pour la tâche qu’il assumait. Aussi lira-t-on avec grand profit ses belles dissertations sur les connaissances que Thalès pouvait avoir en arithmétique, géométrie, astronomie et sur ce qu’il ignorait nécessairement, sur le gnomon et les cadrans solaires anciens, sur la construction de la sphère céleste et des cartes géographiques, sur l’arithmétique pythagoricienne, sur l’explication des phases et des éclipses, sur les opinions relatives à l’ordre des planètes, à la sensation, à la génération. On conçoit combien toutes ces questions gagnent à être étudiées pour elles-mêmes, et par un savant, au lieu d’être plus ou moins rattachées à des questions d’ordre métaphysique.

Si attentif qu’il ait été tout d’abord à traiter le côté scientifique de son sujet, Tannery n’a nullement négligé pour cela le côté philosophique. Malgré qu’il en ait, la philosophie est encore ce qui dans son livre tient la plus grande place. Ainsi qu’on devait s’y attendre, les systèmes sortent de son creuset refondus et méconnaissables. — Thalès n’est plus un philosophes ni même un savant, c’est Anaximandre qui est le promoteur de la science et de la philosophie. — Ce physiologue, pour Tannery comme pour Teichmüller, ne part plus du concept d’une matière infinie animée d’un éternel mouvement de séparation et de réunion : l’essentiel, dans son système, c’est la révolution diurne du ciel envisagée comme éternelle. De ce mouvement se déduit la nature de la matière, indistincte à l’origine, mais finie en grandeur, ainsi que la succession indéfinie des mondes. — Les spéculations de Pythagore sur l’ἄπειρον et le πέρας, celles de Xénophane et de Parménide sur la limitation ou l’illimitation de l’être, ont leur origine dans la doctrine d’Anaximandre. — Xénophane n’est pas le promoteur de la philosophie de l’unité, le fondateur de la métaphysique éléatique : contre Anaximandre il soutient que l’univers est infini, et par suite il réduit à une pure apparence le mouvement rotatoire du monde. — Anaximène, comme Anaximandre, tient la matière pour finie en grandeur et infinie seulement en tant qu’elle remplit l’espace continu, sans limitation intérieure. — Héraclite n’est plus le philosophe de l’identité des contraires et du flux universel : ce ne sont là que des parties accessoires et peu originales de sa doctrine. Avec Teichmüller, Tannery voit en lui avant tout un théologue, qui puise ses conceptions dans les traditions égyptiennes, par l’intermédiaire des mystères. Là résident l’originalité et l’importance d’Héraclite. Le premier, il relègue au second plan l’explication mécanique de la nature, pour mettre en lumière le côté divin des choses, le rôle de l’intelligence dans le monde. C’est lui, et non Anaxagore ou Socrate, qui est le promoteur de la philosophie de l’intelligence. Il a tenté la contre-partie des essais des physiologues milésiens ; il a introduit la théologie là où ceux-là avaient fait régner la science : « grave événement qui déplaça, pour toujours peut-être, l’axe de la philosophie ! » (p. 182). — Parménide