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constances ordinaires de la vie, comme un équivalent de celle-là. Mais quand se pose la question : « Sommes-nous des agents libres ? » ce n’est plus là une conjoncture ordinaire. Quiconque sait ce qu’il doit à l’humanité et à lui-même, quiconque est au fait de la condition misérable de notre esprit, refusera de se déclarer en état d’émettre un jugement, justifiable en saine logique, et qui détruirait les bases de la faculté morale comme de la dignité et du bonheur des hommes. Ici je voudrais faire appel au cœur même du lecteur et lui faire sentir avec force, s’il est possible, quel est le caractère et quelle est la violence du combat que se livrent la Volonté et l’Instinct. Peut-être sentirait-il aussi du même coup s’affaiblir ou tomber la tendance qu’il peut avoir à « faire invasion sur un domaine où les anges ne posent le pied qu’en tremblant ». J’ai fait voir ailleurs que la magnanimité est le trait propre de l’esprit ou du caractère que s’efforce de nous inspirer le Christianisme, et que pour ce motif on appelle l’esprit chrétien. Par ce nom, il ne faut pas entendre qu’il y ait un lien nécessaire de dépendance entre cet esprit et la personne du Christ : tout se borne à une liaison accidentelle entre l’esprit dont nous parlons et la doctrine du Christ. Ce qui en est le trait essentiel, c’est avant tout un amour du prochain, amour mêlé d’un respect souverain pour ce même prochain, d’un respect qui voit dans son objet un caractère sacré inaliénable, indépendant de toute qualité propre à commander l’estime, en telle sorte que ce respect s’attache aux imbéciles et aux misérables aussi bien qu’aux sages. L’esprit chrétien exclut tout amour de soi, toute irascibilité ; il ne connaît ni égoïsme, ni amertume, ni souci de « l’honneur que dispensent les hommes ». Sous la charité dont il est animé, se cachent une vaillance austère et une noble indépendance. Le jour où, par pure admiration pour la dignité qui s’attache à un tel esprit, et par espérance d’y parvenir, vous vous obligerez à vous conduire dorénavant comme s’il vous animait, vous vous trouverez engagés en une lutte avec le principe infernal qui est dans la nature, où vous apprendrez par expérience la quasi toute-puissance des forces qui font opposition à la Volonté. Ce n’est rien de la connaître par inférence, il faut la connaître aussi par expérience : comparée avec celle-ci, l’autre connaissance n’est qu’un fantôme de connaissance. Alors vous saurez, d’un savoir réel, que, sous l’empire d’une illusion étonnante, notre race a été tenue jusqu’ici dans la servitude d’une nécessité satanique, dans le feu d’une guerre d’homme à homme, dont les victimes étaient condamnées à une rage, à une agonie sans autre fin que la venue d’un Messie montrant à tous le chemin du salut. Vous serez alors mis par l’expérience en face de ce fait, que la Nature, en