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CLAY. — le sens commun contre le déterminisme

contraires, le simple effet de certains processus corporels inconscients. Telle est la prédominance des forces corporelles inconscientes et de leur influence sur la vie humaine, telle la subordination du rôle de l’âme, que le professeur Huxley a presque raison de dire, en son rude langage, « que la conscience n’a pas plus d’action sur la conduite des hommes que le sifflet à vapeur sur la marche de la locomotive ». Et pourtant nous avons des raisons de croire avec foi qu’il appartient à la Volonté, à l’âme en tant que Volonté, de réduire la nature sous son joug.

La lutte instituée par le Christianisme est une lutte entre l’esprit conscient et les forces inconscientes que nous appelons instincts : c’est un point qu’on ne nous refusera pas[1]. Mais, cette lutte, entre qui a-t-elle lieu ? Est-ce entre la Volonté et l’Instinct, ou entre deux instincts opposés ? Si l’on admet qu’elle se passe entre instincts, on en supprime par là même la raison d’être : car on supprime le motif qui s’appelle devoir, et sans lequel la lutte même ne saurait exister. Il y a incohérence à concevoir un être dénué de Volonté et qui aurait un devoir. Parmi ceux qui croient fermement à leur libre arbitre, bien peu ont le courage et la vaillance de considérer clairement le prix effroyable qu’il en coûte pour vivre selon le devoir : mais qui voudrait, pour ce même prix, vivre une vie qui ne serait que le simulacre d’une vie de devoir ? Sans doute, la crainte, la prudence nous obligeraient à imiter, mais seulement par les dehors, cette pure façon de vivre : autrement, en effet, la société ne serait plus possible ; mais, cette condition une fois satisfaite, l’humanité se vautrerait ou plutôt se débattrait dans la corruption la plus hideuse qui soit compatible avec l’existence de la société. Eh bien ! j’interroge l’intelligence humaine ; je la suppose éclairée et sachant qu’elle n’est qu’un pis aller, et je lui demande si elle trouve au fond d’elle-même des raisons logiques pour justifier une aussi désastreuse conclusion. Quand on vient à découvrir que toutes nos consciences ont pour causes des processus corporels inconscients ; que par suite il n’est pas de déduction dont la certitude repose sur une garantie plus sûre que ne la peut offrir un processus corporel inconscient ; qu’il suffit de la simple absence d’une hypothèse pour revêtir une thèse fausse de l’apparence d’une vérité nécessaire, alors on sent que la base logique de toute certitude s’effondre, et l’on est réduit à admettre, par manière de transaction, qu’il nous faut remplacer la certitude par ce que j’appelle l’opinion forte et regarder celle-ci, dans les cir-

  1. Les consciences (ainsi les désirs) que produisent en nous les forces inconscientes, et par lesquelles celles-ci agissent, sont communément prises, à tort, pour les instincts eux-mêmes ; il suffit de signaler cette erreur pour la détruire.