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en égal le premier venu, où ils n’auraient plus personne à commander ni personne à protéger, où ils ne trouveraient plus de serviteurs ni de servantes pour tous leurs caprices. Non certes, la maison du genre humain ne s’est pas bâtie toute seule, la liberté dont nous jouissons n’était pas l’inévitable résultat d’une évolution naturelle et n’est pas sortie d’un décret du gouvernement. Il a fallu pour l’atteindre convertir bien des préjugés, surmonter bien des mauvais vouloirs. Il a fallu suivre l’école du renoncement et du sacrifice. Il a fallu vivre de foi. Les Leclaire, les Godin, les Boucicaut, ces insensés morts millionnaires après avoir assuré l’avenir de leurs collaborateurs sont les premiers saints de notre calendrier. Encore n’auraient-ils probablement conquis aucun résultat durable, les efforts de ces glorieux parvenus, si quelques hommes nés dans l’opulence, comprenant enfin l’objet sérieux de la charité, que plusieurs d’entre eux gaspillaient dans des œuvres sans portée, n’avaient répudié l’intérêt de leur classe en fournissant à nos devanciers les moyens de lui arracher ses privilèges. Gloire à ces traîtres ! De tous les ennemis qu’il a fallu combattre, savez-vous quel était le plus redoutable ?

— Je crois le deviner, c’était le luxe.

— Oui, le luxe, que des sophistes sans entrailles, apologistes intéressés d’une société corrompue, préconisaient comme le ressort du travail et de l’invention ; le luxe, où tous les myopes voyaient un des principaux moyens de faire aller le commerce et l’industrie et que d’honnêtes seigneurs s’infligeaient comme un devoir de leur position ; le luxe, qui, ralentissant l’accumulation des capitaux, maintenait un taux d’intérêt fatal aux entreprises et renchérissait les articles de consommation nécessaire, en employant à des futilités les plus habiles travailleurs.

— Et comment avez-vous eu raison du luxe sans recourir à la confiscation ? Par des lois somptuaires ?

— Non, mais par la tribune, par la chaire, par l’école, par le journal, en un mot par la lumière. Les idées, voyez-vous, ce n’est pas tout, mais c’est quelque chose : elles ne font rien toutes seules, mais sans elles il ne se fait rien. Quand les enfants de la rue ont compris que le luxe leur faisait du tort, il a fallu le cacher, et dès qu’il fallait le cacher, il perdait les trois quarts de son charme. Quand les riches eux-mêmes ont su qu’en augmentant leur fortune ils rendaient un service à la société, tandis qu’ils lui nuisaient par toute dépense inutile, quand les idées de luxe et de vice ont été bien associées dans l’opinion, la partie a été gagnée, dans la mesure où il était nécessaire qu’elle fût gagnée. Du moment où les ministres de la religion ont eu le courage de s’attaquer à la vie réelle, leur