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SECRÉTAN. — mon utopie

— Au temps des semailles, cher monsieur ! L’épargne du riche est jusqu’ici le seul moyen découvert pour conserver et pour accroître les capitaux mis en œuvre par l’agriculture et par l’industrie. L’affluence des capitaux fait baisser le taux de l’intérêt, et c’est l’avilissement de l’intérêt qui a fait surgir le crédit personnel et rendu possible le succès de l’association coopérative, concurremment avec l’instruction perfectionnée des ouvriers, leur relèvement moral par la tempérance et l’esprit de solidarité produit en eux par ce relèvement. Honorez donc celui qui épargne des trésors à la société, réservez vos mépris pour ceux qui les gaspillent. Avec l’égalité des fortunes nulle épargne sérieuse ne serait possible, à moins que tous les chefs de famille ne fussent des sages et des héros. Les grandes richesses n’étaient pas un mal économique par elles-mêmes, mais par le mauvais usage que beaucoup de riches en faisaient. À ce fléau, l’opinion publique a porté remède. S’il faut énormément d’argent aujourd’hui pour vivre de ses rentes en personne de qualité ; en revanche, un assez grand nombre en pourraient tirer une existence passable encore ; mais ils seraient mal vus et ne sauraient comment passer leur temps. Ce genre de vie ne convient qu’aux hommes d’étude. La mode a changé, le monde a changé. Les élégances de l’oisiveté ne trouvent plus d’admirateurs. Celui qui voudrait passer ses journées dans les cercles, dans les salons et dans les promenades serait mis à peu près au rang de l’ivrogne qu’on ramassait autrefois dans les fossés.

— Autrefois ! Ne se grise-t-on plus aujourd’hui ?

— Non, ce n’est plus admis. Bacchus avait jadis des autels dans ce pays, ils sont abattus. La réforme a commencé, dit-on, par les gens du monde. Les bourgeois ont imité, la religion s’en est mêlée et, finalement, on ne boit plus de vin qu’aux repas. L’épargne de ce chef, et le goût pour l’épargne et pour l’ordre qu’a fait naître la propriété, ont apporté à la classe ouvrière un bénéfice incalculable. C’est une des causes principales de la reforme sociale qui paraît vous étonner si fort.

— Je comprends que, si vous n’avez plus d’armée et plus de cafés…

— Pardon, nous avons encore des cafés ; ce n’est pas de café qu’il s’agit, mais de vin.

— De mon temps, une buvette portait ici le nom de café.

— Parce qu’on y prenait du vin blanc et de l’eau-de-vie ?

— Oui, parce que, dès le matin, on y prenait du vin blanc et de l’eau-de-vie. Si vous n’en usez qu’aux repas et si chacun fait œuvre de ses mains, je conçois qu’avec six heures de travail vous procuriez