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SECRÉTAN. — mon utopie

l’abaissement des salaires lorsque les patrons travaillaient sans bénéfice ou même à perte, ils savaient déjà manier si bien la grève à chaque reprise des affaires, que le plus clair des profits tombait dans leur poche. C’est alors que le régime de la participation aux bénéfices s’offrit comme une planche de salut aux capitalistes découragés. Très mal vu des chefs d’industrie aussi longtemps qu’ils furent vraiment les maîtres chez eux, ce système devint populaire à mesure que l’accord pacifique des ouvriers mettait les entrepreneurs dans leur dépendance. Sans la prévoyance et la générosité de quelques patrons, sortis pour la plupart des rangs du peuple, la participation n’aurait jamais pénétré dans la grande industrie ; mais ce n’est pas à la générosité des patrons qu’elle doit son adoption générale, c’est au bon sens et à la fermeté de la classe ouvrière. Guéris des honteuses chimères du collectivisme, convertis à l’économie par le succès des sociétés de coopération et de tempérance, les ouvriers finirent par s’apercevoir que la hausse indéfinie des salaires était non seulement un but illusoire, mais un but mesquin ; ils comprirent que l’enjeu véritable de la partie était leur liberté, et que l’avenir de leur enfants, l’avenir de leur classe et du monde importait plus que trois francs additionnels à dépenser au cabaret chaque semaine. Sentant que la participation les élevait à la propriété et à l’indépendance, ils ne voulurent plus travailler sous d’autres conditions. Une fois les ouvriers convaincus que la liberté n’était pas un trésor insaisissable, mais une conquête possible, ils n’eurent plus à lutter longtemps pour l’atteindre.

— Comment cela ?

— Tout naturellement, monsieur. Quand la participation ne se présenta plus comme un don gratuit, une faveur exceptionnelle, mais comme un nouveau régime industriel qui s’établissait vis-à-vis de l’ancien ; quand les maisons constituées sur ce pied se trouvèrent en concurrence les unes avec les autres, il leur fallut renchérir les unes sur les autres pour conserver leurs bons employés ; il leur fallut compter avec des défiances qui n’étaient pas toujours sans quelque fondement. Il fallut instituer un contrôle, des vérificateurs officiels du bilan. D’ailleurs, les bénéfices distribués grossissaient naturellement le capital de la maison, les ouvriers devenaient actionnaires ou commanditaires, et les patrons se transformaient en gérants. Ainsi nombre de maisons où la participation s’était introduite se développèrent en sociétés coopératives de production, du vivant même des anciens chefs et sous leurs auspices, mais surtout lorsque les patrons qui avaient établi le partage des bénéfices mouraient ou se retiraient sans laisser d’enfants en état de les remplacer. Par ce chemin, le tra-