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SECRÉTAN. — mon utopie

foncière se sont trouvés mis en question par le fait même. La propriété du sol et la propriété privée en général, qui ont eu si longtemps les mêmes défenseurs et les mêmes adversaires, reposent sur des principes absolument différents, pour ne pas dire opposés : la propriété mobilière c’est la libre disposition de mon travail, c’est une question de liberté, c’est une question de droit naturel. Et la distinction que faisaient les collectivistes entre l’objet de consommation, qui peut être approprié, et le capital, qui ne pourrait pas l’ètre n’est défendable ni dans son principe, parce que tous deux ont la même origine, ni dans sa fin, parce qu’elle aboutit à l’esclavage universel. La propriété du sol, en revanche, est une question de droit positif, c’est-à-dire une question de convenance, une question d’utilité, et finalement une question de force[1].

— Aussi conçois-je bien que la terre ait fait retour à l’État dans les pays où les propriétaires fonciers étaient peu nombreux ; mais dans ceux où ils conduisaient la charrue de leurs propres mains, comme ils le faisaient ici même, dans ceux où ils étaient le nombre et la force, l’armée et la loi, alors je ne comprends plus du tout.

— Un tel changement n’était pas possible en effet, aussi longtemps que le paysan n’y trouvait pas son compte lui-même ; mais si les trop grands domaines sont mal cultivés, les trop petits morceaux deviennent incultivables. En abaissant le prix des récoltes, la concurrence de l’étranger oblige le laboureur à perfectionner ses procédés, il faut réunir les parcelles pour y tracer un sillon, et l’agriculture devient sociétaire. On a résisté longtemps à cette évidence, mais il a fallu finir par y céder. Et cela n’a pas suffi. L’agriculture ne peut se protéger qu’en renchérissant la subsistance de l’ouvrier. Il n’y fallait pas songer dans ce pays. Abandonner le travail des champs ou leur faire rendre davantage : telle était l’alternative, et toute augmentation de production sérieuse exigeait des connaissances que le simple paysan ne pouvait pas acquérir, des capitaux qu’il ne savait où prendre, enfin des travaux collectifs de canalisation, d’irrigation, d’endiguement, de desséchement et tant d’autres, trop considérables pour un trésor dont l’impôt formait l’unique ressource.

« Quand le cultivateur aurait été propriétaire en fait comme il l’était nominalement, je ne pense pas que la réforme eût jamais abouti ;

  1. Cette différence entre la propriété foncière et la propriété mobilière se trouve parfaitement caractérisée dans le nouveau code de Serbie, cité par M. Ch. Gide dans ses Principes d’Economie politique, 2e édition, p. 490 : « Le droit de propriété sur les produits et les meubles acquis par les forces humaines est fondé sur la nature même et établi par les lois naturelles. — Le droit de propriété sur les immeubles et sur les fonds cultivés et non cultivés est assuré par la constitution du pays et par les lois civiles. »