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SECRÉTAN. — mon utopie

cès obtenus ailleurs ont conduit à nationaliser la terre même dans les pays qui pouvaient, à la rigueur, s’en passer.

— Et cette force des choses, où s’est-elle manifestée en premier lieu ?

— Vous n’ignorez pas, mon père, de quelle façon les Anglais ont traité l’Irlande, comment les cultivateurs du sol en ont été expropriés, le plus souvent au profit d’étrangers, et quelquefois au profit des chefs de clan les plus prompts à se soumettre ; vous savez comment les Anglais ont détruit systématiquement l’industrie de l’ile-sœur. Vous savez que les pauvres Irlandais, n’ayant pour subsister qu’un morceau de terrain concédé à titre précaire, n’en pouvaient tirer qu’une nourriture insuffisante ; si bien que, vers le milieu du xixe siècle, une seule famine en fit disparaître à peu près le tiers. Vous savez que, réduits à l’extrémité, ils prétendirent arrêter eux-mêmes le chiffre de leurs fermages, que les efforts tardifs, mais sincères, du gouvernement anglais ne réussirent point à rétablir l’harmonie entre les seigneurs terriens et les tenanciers. La guerre civile était en permanence. Cet état de choses eut pour effet une très forte émigration d’Irlandais en Amérique, où chaque parti s’efforça de se concilier les suffrages de ces nouveaux citoyens, dont l’unique désir était d’affranchir et de venger leur ancienne patrie. Mais, par le mouvement naturel des choses, chaque année augmentait la prépondérance des États-Unis. La situation finit par devenir si menaçante que la nécessité de pacifier l’Irlande à tout prix s’imposa au Parlement anglais, dont l’extension progressive de la franchise électorale avait peu à peu modifié sensiblement la composition. Après un essai de constituer une classe d’agriculteurs propriétaires, qui n’aurait pu réussir qu’à la condition de fournir un capital à chaque famille et dont le succès même aurait infailliblement éternisé le prolétariat, le Trésor anglais racheta la terre irlandaise et consentit à de longs baux qui permissent à l’agriculteur d’épargner quelque chose et d’utiliser son épargne à l’amélioration de ses champs. Alors on vit bientôt se réaliser les prévisions de ceux qui avaient combattu cette liquidation d’un passé déplorable. Le bien-être et la liberté nouvelle du fermier parcellaire irlandais donnèrent à penser aux montagnards du Sutherland et aux journaliers du Devonshire. Ils se dirent qu’après tout, pour être un peu plus anciens, les titres des lords anglais n’étaient pas essentiellement supérieurs par leur origine à ceux des propriétaires de l’autre côté du Canal. On comprit qu’un régime où quelques messieurs peuvent requérir la force armée pour chasser un peuple entier du pays natal en vertu du droit qu’ils possèdent d’user de leur propriété comme il leur plaît n’est pas un régime normal, on